lundi 20 mars 2017

Asli Erdogan : « Je voudrais que cesse enfin ce cauchemar »


Asli Erdogan : « Je voudrais que cesse enfin ce cauchemar »

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR STÉPHANE AUBOUARD
JEUDI, 16 MARS, 2017
L'HUMANITÉ
Asli Erdogan : « Aujourd’hui, écrire est considéré comme un acte de terrorisme, ce qui est une première dans ce pays. » Ozan Kose/AFP
Asli Erdogan : « Aujourd’hui, écrire est considéré comme un acte de terrorisme, ce qui est une première dans ce pays. » Ozan Kose/AFP
Le procès d’Asli Erdogan a repris ce mardi et a été ajourné au 22 juin. La célèbre écrivaine turque, très marquée par la prison et son procès en cours, nous livre ses impressions.
Mardi 14 mars, à 9 h 30, Asli Erdogan avait de nouveaux rendez-vous devant les juges. Avec ses confrères et consœurs d’Özgür Gundem – quotidien fermé à la suite des purges post-coup d’État manqué du 15 juillet 2016 – l’écrivaine de 49 ans, toujours poursuivie pour propagande terroriste, risque la prison à vie. Malgré l’épuisement et l’angoisse, l’auteure du Bâtiment de pierre et du Silence même n’est plus à toi (Actes Sud) nous a accordé un entretien par téléphone au retour du tribunal. Son témoignage, sincère et sans fard, nous rappelle à quel point la Turquie d’aujourd’hui est sortie des clous de la démocratie et des droits de l’homme.
Où en est votre situation judiciaire ?
Asli Erdogan Ce matin (mardi matin), j’ai demandé au tribunal la levée temporaire de mon interdiction de voyager à l’étranger. Au départ, le procureur n’était pas contre cette requête mais le juge n’a pas voulu le suivre. En fin d’année dernière lorsque j’étais en prison, j’avais reçu quelques invitations, à Vienne notamment pour le prix des droits de l’homme Bruno-Kreisky, mais aussi à Stuttgart et à Bâle. Le 9 mai prochain, je suis aussi attendue à Amsterdam pour recevoir le Princess Margriet award for culture par la Fondation culturelle européenne, mais l’actuelle crise entre la Turquie et les Pays-Bas a brisé tout espoir. Toutes mes requêtes ont été rejetées aujourd’hui. Nous en sommes au même point, pour moi comme pour Inan Kizilkaya, le rédacteur en chef d’Özgür Gündem, ce journal fermé par les autorités et dans lequel j’ai écrit. Aujourd’hui, écrire est considéré comme un acte de terrorisme, ce qui est une première dans ce pays. Le procès a été ajourné au 22 juin. Je reste donc prisonnière du pouvoir turc, même si ce soir je vous parle depuis chez moi.
Comment votre procès est-il perçu en Turquie ?
Asli Erdogan Pendant cette campagne référendaire, mon procès est largement instrumentalisé. Il alimente la peur qui se diffuse dans le pays et sert évidemment à infléchir le vote des citoyens. Je suis présentée comme une terroriste alors que je ne suis qu’une écrivaine. Je pratique la littérature. Je ne suis impliquée dans aucun parti politique. Je suis une personne très banale et donc une cible très facile dans ce jeu politique. Tout ce qui se passe en Turquie devrait alarmer la communauté internationale. Plus de 40 000 personnes ont été arrêtées, 140 000 ont perdu leur emploi. Il y a des gens qui se suicident, notamment en prison. Mais je crains que la majorité des Turcs ne se sentent pas assez concernés. Vous ne pouvez exiger d’un peuple qu’il demande plus de démocratie. C’est le problème. Et puis, il y a l’oubli qui nous guette. J’avais reçu beaucoup de gestes et de mots de solidarité lorsque j’étais en prison. De nombreuses personnes ont manifesté leur joie en apprenant ma libération, mais aujourd’hui qui se rappelle que 150 journalistes sont en prison, dont des gens très connus et respectés comme Ahmet Sik (voir tribune page 12) ? Cette amnésie s’explique par la machine répressive en marche. J’ai appris quelque chose de très triste ; une personne qui m’avait soutenue par un tweet lorsque j’étais en prison a été renvoyée de son travail à cause de cela. C’est une honte d’en arriver là. Aussi, je pense que le monde doit s’inquiéter de la montée du totalitarisme dans notre pays, car c’est un danger pour les Turcs mais aussi pour l’Europe.
Comment se passe votre quotidien ?
Asli Erdogan (La voix cassée.) Je voudrais enfin que cesse ce cauchemar. Je voudrais vivre en paix. Personne ne sait comment cela peut se terminer. Je peux être condamnée et acquittée après deux ans, ou l’inverse. Depuis le 17 janvier, je n’ai pas de carte d’identité qui me permette de prendre un train ou un avion pour un vol intérieur. Bien sûr, cela reste supportable en comparaison des 132 jours passés en cellule en fin d’année dernière. Comment vous dire… Toute ma vie a été bouleversée depuis que j’ai été mise en prison. Je n’ai rien fait de répréhensible, excepté avoir écrit dans un journal. Je paie le prix de quelque chose qui me dépasse. Le sentiment d’injustice grandit de jour en jour. Peut être aurais-je dû ressentir plus de colère depuis le début de cette affaire, mais j’ai été si blessée. Parfois je n’en peux plus. Je me dis « Mais que veulent-ils de moi ? Veulent-ils me tuer ? Veulent-ils m’enfermer pour le restant de mes jours ? » Qu’ils le disent une bonne fois pour toutes ! C’est une véritable torture psychologique. Cette machine nous lamine. Depuis mon arrestation et le début de mon procès, je n’ai pas retrouvé l’énergie d’écrire. Je ne me suis pas assez apaisée pour aligner deux phrases à la suite. Je suis encore dans un état post-traumatique lié à la prison, aux comparutions devant le tribunal. Dans l’absolu je voudrais commencer un nouveau roman, mais l’idée de retourner en prison m’oppresse. Il faut reprendre confiance en soi. Pour l’instant, je ne pense qu’à réparer mon corps, qui a beaucoup souffert lors de mon incarcération, m’occuper de mes affaires, de mon appartement à Istanbul, occuper mon esprit, rester digne.

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