N’est-il pas grand temps de revenir sur l’histoire de la colonisation en Algérie ?
Après les propos tenus par Emmanuel Macron.
Mercredi, 22 Février, 2017
L'Humanité
Avec les contributions de Jean-Philippe Ould Aoudia, historien et écrivain, Patrick Magro, militant et élu communiste à Septèmes-les-Vallons (Bouches-du-Rhône).
Rappel des faits. Le candidat à l’élection présidentielle d’En marche ! a évoqué « un crime contre l’humanité » et fait des déclarations contradictoires lors de son déplacement en Algérie.
Des rapports de classe s’instituent insidieusement entre les indigènes arabo-berbères et les nouveaux arrivants sur des bases culturelles et religieuses, avant même le développement d’un capitalisme local, agricole, industriel et commercial qui sera loin de concerner la majorité de la colonisation de peuplement. Cette histoire singulière explique peut-être les postures incertaines sur la colonisation des républicains de gauche de la IIIe République, de Jules Ferry aux socialistes des années 1900, y compris Jean Jaurès au début. Tout cela peut permettre de mieux comprendre les postures des uns et des autres au XXe siècle, y compris autour du « rêve algérien » d’un pays multiculturel, pluriethnique et laïque. Mais ne brûlons pas les étapes. Notre idée est que pour pouvoir tourner une page, il faut d’abord l’écrire puis la lire jusqu’au bout.
La question franco-algérienne nous semble mériter un travail qui conjugue intelligemment le travail des historiens et la mémoire de tous. Cela suppose du temps, des compétences, de la confiance et une volonté commune. Cela exclut toute instrumentalisation, y compris par les autorités françaises comme algériennes. Cela exclut aussi les coups médiatiques. Il y a probablement une vérité historique, mais l’intérêt réside dans les effets positifs de la démarche sur les relations entre les personnes et leurs descendants au XXIe siècle : qu’il s’agisse des pieds-noirs dont il faut accepter les cicatrices qui ne disparaîtront jamais, des immigrés qui ont contribué à la reconstruction et au développement de la France et dont les enfants sont Français. Mais aussi des harkis et des appelés du contingent dont trois ont perdu la vie pour la seule commune de Septèmes, ma ville depuis 1982. C’est dans ce cadre qu’il y a besoin d’organiser des initiatives apaisées où chacun trouve sa place, peut-être quelquefois l’après-midi du 8 mai, date hautement symbolique, puisque le jour même de la victoire sur le nazisme (dans laquelle l’armée d’Afrique du maréchal de Lattre de Tassigny et les tirailleurs algériens avaient pris toute leur place), des manifestations étaient mortellement réprimées à Sétif, Guelma et Kherrata. Cela peut se faire aussi à toute autre date. D’une certaine manière la guerre d’Algérie commence le 8 mai 1945. Il serait bien d’avoir chaque année deux ou trois heures d’échange où l’on puisse apprendre, confronter. Où les ressentiments puissent s’exprimer sans tout envahir. Un groupe de travail ouvert pourrait entreprendre le découpage historique sur plusieurs années. Par exemple, c’est ainsi qu’une année pourrait s’intéresser à la période 1912-1939 ; l’année 1912 correspondant à l’arrivée des premiers Kabyles à la Générale sucrière de Saint Louis et aux tuileries de Saint-André à Marseille. L’étude du XIXe siècle (à la fois à travers les socialistes utopiques, Napoléon III et la IIIe République) peut permettre de construire un socle solide et dépassionné permettant aux personnes intéressées par notre démarche sur le long terme de mieux se connaître. Il faut pour cela s’appuyer sur les historiens les plus qualifiés sur l’histoire croisée de la France et l’Algérie au XIXe siècle. Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas en assimilant la colonisation à la Shoah et aux génocides que l’on pourra finir d’écrire collectivement, puis de lire, la page qui ne pourra pas être tournée avant ce travail. Au passage, l’usage du « Je vous ai compris » n’est pas vraiment de bon goût et confirme le vernis culturel qui caractérise un pan entier de ceux qui prétendent gouverner la France.
Par exemple : les représailles appliquées collectivement par l’armée française aux populations civiles en mai 1945 à Sétif et dans sa région ou en août 1955 à Philippeville et dans les villages alentour ne sont pas différentes de celles commises par les soldats de la division Das Reich à Oradour ou ailleurs. Ces crimes correspondent à la définition des crimes contre l’humanité donnée par le tribunal de Nuremberg le 8 août 1945.
Mais, et c’est là qu’interviennent les juges suprêmes français, dans la mesure où les soldats allemands agissaient au nom d’un « État pratiquant une politique d’hégémonie idéologique », ils commettaient des crimes contre l’humanité. Alors que l’armée française agissait au nom d’un État démocratique afin de rétablir l’ordre républicain. Et ces images de paysans abattus sans sommation par des gendarmes au sortir de leur tente en 1945 ou de files de cadavres alignées dans le stade de Philippeville en 1955 ne sont pas celles qui démontrent la commission de crimes contre l’humanité par la France, du moins tels que circonscrits par la Cour de cassation et la jurisprudence.
Qu’en est-il des crimes commis par l’OAS entre 1961 et 1962 ? Les archives de cette organisation montrent que son but était de mettre en place un système totalitaire. Les instructions données par leur chef, le général Raoul Salan, relèvent de la volonté non pas de rétablir l’ordre mais au contraire de créer « un véritable climat de terreur ». Les membres de cette organisation n’agissaient pas non plus pour faire respecter le fonctionnement normal d’une démocratie. « Le problème de l’Algérie est tout simple », dira un de ses partisans à FR3 en avril 1991, « ils sont douze millions et nous sommes un million. Que chacun en tue douze et il n’y aura plus de problème d’Algérie ». Une sorte de « solution finale » pour obtenir le maintien de la colonisation en Algérie.
L’inhumanité des crimes commis par l’OAS a été partagée par le sénateur américain Robert Humphrey, qui condamnait sans appel dans une déclaration au Sénat le 8 mai 1962 « les actions bestiales et l’incroyable inhumanité (de l’OAS) ». Ainsi que par U Thant, secrétaire général provisoire des Nations unies, qui déclarait le 6 juin 1962 que personnellement il ne pouvait pas « trouver de mots pour condamner les crimes bestiaux et inhumains commis par l’OAS en Algérie ». Aujourd’hui, un obstacle idéologique empêche la société française de voir la France telle qu’elle a été : démocratique dans ses frontières mais hégémonique et raciste dans ses colonies. Décréter que certains crimes particulièrement indignes, commis par tel ou tel pays, ne sont pas définis de la même manière au seul motif que leurs auteurs appartiennent à une démocratie est un sophisme inacceptable, même s’il remonte à l’Antiquité où la République d’Athènes était déjà impérialiste et hégémonique. C’est une habile parade juridico-politique qui n’enlève rien à la nature inhumaine de certains crimes commis par les pays au fonctionnement démocratique.
Cette irrecevabilité intellectuelle française ne fait pas l’unanimité ; dans Ravensbrück (Seuil, 1988), la déportée résistante Germaine Tillion, admise au Panthéon le 27 mai 2015, écrivait : « Qu’il existe des “races” féroces ou des “races” perverses m’a toujours paru absurde, même en 1945 – quand je dis “races”, j’entends des cultures voisines –, mais il est vrai que certaines sociétés admettent certaines férocités et, entre 1939 et 1945, j’ai cédé comme beaucoup à la tentation de formuler des différences, des mises à part : “ils” ont fait ceci, “nous” ne le ferions pas… Aujourd’hui, je n’en pense plus un mot, et je suis convaincue au contraire qu’il n’existe pas un peuple qui soit à l’abri du désastre moral collectif. »
- Un travail de mémoire pour écrire une nouvelle page par Patrick Magro, militant et élu communiste à Septèmes-les-Vallons (Bouches-du-Rhône)
Des rapports de classe s’instituent insidieusement entre les indigènes arabo-berbères et les nouveaux arrivants sur des bases culturelles et religieuses, avant même le développement d’un capitalisme local, agricole, industriel et commercial qui sera loin de concerner la majorité de la colonisation de peuplement. Cette histoire singulière explique peut-être les postures incertaines sur la colonisation des républicains de gauche de la IIIe République, de Jules Ferry aux socialistes des années 1900, y compris Jean Jaurès au début. Tout cela peut permettre de mieux comprendre les postures des uns et des autres au XXe siècle, y compris autour du « rêve algérien » d’un pays multiculturel, pluriethnique et laïque. Mais ne brûlons pas les étapes. Notre idée est que pour pouvoir tourner une page, il faut d’abord l’écrire puis la lire jusqu’au bout.
La question franco-algérienne nous semble mériter un travail qui conjugue intelligemment le travail des historiens et la mémoire de tous. Cela suppose du temps, des compétences, de la confiance et une volonté commune. Cela exclut toute instrumentalisation, y compris par les autorités françaises comme algériennes. Cela exclut aussi les coups médiatiques. Il y a probablement une vérité historique, mais l’intérêt réside dans les effets positifs de la démarche sur les relations entre les personnes et leurs descendants au XXIe siècle : qu’il s’agisse des pieds-noirs dont il faut accepter les cicatrices qui ne disparaîtront jamais, des immigrés qui ont contribué à la reconstruction et au développement de la France et dont les enfants sont Français. Mais aussi des harkis et des appelés du contingent dont trois ont perdu la vie pour la seule commune de Septèmes, ma ville depuis 1982. C’est dans ce cadre qu’il y a besoin d’organiser des initiatives apaisées où chacun trouve sa place, peut-être quelquefois l’après-midi du 8 mai, date hautement symbolique, puisque le jour même de la victoire sur le nazisme (dans laquelle l’armée d’Afrique du maréchal de Lattre de Tassigny et les tirailleurs algériens avaient pris toute leur place), des manifestations étaient mortellement réprimées à Sétif, Guelma et Kherrata. Cela peut se faire aussi à toute autre date. D’une certaine manière la guerre d’Algérie commence le 8 mai 1945. Il serait bien d’avoir chaque année deux ou trois heures d’échange où l’on puisse apprendre, confronter. Où les ressentiments puissent s’exprimer sans tout envahir. Un groupe de travail ouvert pourrait entreprendre le découpage historique sur plusieurs années. Par exemple, c’est ainsi qu’une année pourrait s’intéresser à la période 1912-1939 ; l’année 1912 correspondant à l’arrivée des premiers Kabyles à la Générale sucrière de Saint Louis et aux tuileries de Saint-André à Marseille. L’étude du XIXe siècle (à la fois à travers les socialistes utopiques, Napoléon III et la IIIe République) peut permettre de construire un socle solide et dépassionné permettant aux personnes intéressées par notre démarche sur le long terme de mieux se connaître. Il faut pour cela s’appuyer sur les historiens les plus qualifiés sur l’histoire croisée de la France et l’Algérie au XIXe siècle. Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas en assimilant la colonisation à la Shoah et aux génocides que l’on pourra finir d’écrire collectivement, puis de lire, la page qui ne pourra pas être tournée avant ce travail. Au passage, l’usage du « Je vous ai compris » n’est pas vraiment de bon goût et confirme le vernis culturel qui caractérise un pan entier de ceux qui prétendent gouverner la France.
- Un obstacle idéologique qui empêche de voir le passé par Jean-Philippe Ould Aoudia, historien et écrivain
Par exemple : les représailles appliquées collectivement par l’armée française aux populations civiles en mai 1945 à Sétif et dans sa région ou en août 1955 à Philippeville et dans les villages alentour ne sont pas différentes de celles commises par les soldats de la division Das Reich à Oradour ou ailleurs. Ces crimes correspondent à la définition des crimes contre l’humanité donnée par le tribunal de Nuremberg le 8 août 1945.
Mais, et c’est là qu’interviennent les juges suprêmes français, dans la mesure où les soldats allemands agissaient au nom d’un « État pratiquant une politique d’hégémonie idéologique », ils commettaient des crimes contre l’humanité. Alors que l’armée française agissait au nom d’un État démocratique afin de rétablir l’ordre républicain. Et ces images de paysans abattus sans sommation par des gendarmes au sortir de leur tente en 1945 ou de files de cadavres alignées dans le stade de Philippeville en 1955 ne sont pas celles qui démontrent la commission de crimes contre l’humanité par la France, du moins tels que circonscrits par la Cour de cassation et la jurisprudence.
Qu’en est-il des crimes commis par l’OAS entre 1961 et 1962 ? Les archives de cette organisation montrent que son but était de mettre en place un système totalitaire. Les instructions données par leur chef, le général Raoul Salan, relèvent de la volonté non pas de rétablir l’ordre mais au contraire de créer « un véritable climat de terreur ». Les membres de cette organisation n’agissaient pas non plus pour faire respecter le fonctionnement normal d’une démocratie. « Le problème de l’Algérie est tout simple », dira un de ses partisans à FR3 en avril 1991, « ils sont douze millions et nous sommes un million. Que chacun en tue douze et il n’y aura plus de problème d’Algérie ». Une sorte de « solution finale » pour obtenir le maintien de la colonisation en Algérie.
L’inhumanité des crimes commis par l’OAS a été partagée par le sénateur américain Robert Humphrey, qui condamnait sans appel dans une déclaration au Sénat le 8 mai 1962 « les actions bestiales et l’incroyable inhumanité (de l’OAS) ». Ainsi que par U Thant, secrétaire général provisoire des Nations unies, qui déclarait le 6 juin 1962 que personnellement il ne pouvait pas « trouver de mots pour condamner les crimes bestiaux et inhumains commis par l’OAS en Algérie ». Aujourd’hui, un obstacle idéologique empêche la société française de voir la France telle qu’elle a été : démocratique dans ses frontières mais hégémonique et raciste dans ses colonies. Décréter que certains crimes particulièrement indignes, commis par tel ou tel pays, ne sont pas définis de la même manière au seul motif que leurs auteurs appartiennent à une démocratie est un sophisme inacceptable, même s’il remonte à l’Antiquité où la République d’Athènes était déjà impérialiste et hégémonique. C’est une habile parade juridico-politique qui n’enlève rien à la nature inhumaine de certains crimes commis par les pays au fonctionnement démocratique.
Cette irrecevabilité intellectuelle française ne fait pas l’unanimité ; dans Ravensbrück (Seuil, 1988), la déportée résistante Germaine Tillion, admise au Panthéon le 27 mai 2015, écrivait : « Qu’il existe des “races” féroces ou des “races” perverses m’a toujours paru absurde, même en 1945 – quand je dis “races”, j’entends des cultures voisines –, mais il est vrai que certaines sociétés admettent certaines férocités et, entre 1939 et 1945, j’ai cédé comme beaucoup à la tentation de formuler des différences, des mises à part : “ils” ont fait ceci, “nous” ne le ferions pas… Aujourd’hui, je n’en pense plus un mot, et je suis convaincue au contraire qu’il n’existe pas un peuple qui soit à l’abri du désastre moral collectif. »
Auteur de l’Assassinat de Château-Royal. Alger : 15 mars 1962 ; Un élu dans la guerre d’Algérie. Droiture et forfaiture ; la Bataille de Marignane et Deux fers au feu. De Gaulle et l’Algérie : 1961, tous parus aux éditions Tirésias.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire