vendredi 14 avril 2017

Turquie. Le référendum de toutes les peurs


Turquie. Le référendum de toutes les peurs

STÉPHANE AUBOUARD
VENDREDI, 14 AVRIL, 2017
L'HUMANITÉ
À Istanbul, des étudiants en droit interpellent les passants afin de leur expliquer les enjeux du référendum constitutionnel. Ozan Kose/AFP
À Istanbul, des étudiants en droit interpellent les passants afin de leur expliquer les enjeux du référendum constitutionnel. Ozan Kose/AFP
À l’approche d’un scrutin pouvant donner les pleins pouvoirs à Recep Erdogan, l’omniprésence dans la rue et les médias du président islamo-conservateur appelant à l’unité nationale ne masque pas la réalité d’un pays divisé et blessé.
De la sortie de l’aéroport Atatürk jusque la place Taksim, dans le centre d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan est partout. Sur les murs des immeubles, des mosquées, des cimetières ou des stades, sur les grilles des parcs ou les devantures des grands magasins. Les effigies du « reis » surplombées d’un « evet » (oui en turc) persuasif inondent la cité.
Dépassé par un bus arborant une photo de celui que l’opposition appelle désormais le « nouveau sultan », Mehmet, un chauffeur de taxi de 72 ans, s’étonne de toute cette débauche d’images. « C’est vrai qu’en Turquie, on a parfois le culte de la personnalité, mais aujourd’hui cela devient pénible », se plaint-il. « Et même si tout ceci n’est au fond qu’une baudruche prête à se dégonfler, cela fait un peu peur. L’autre jour, une jeune femme à qui j’avais dit que j’allais voter non m’a répondu d’un ton menaçant : “Si j’avais enregistré ce que vous venez de me dire, vous n’auriez plus votre licence dans les deux heures !”» se souvient le vieil homme, pilant à un feu rouge.

« Chez nous l’argent ne rentre plus »

Depuis le début de la campagne référendaire commencée le 17 février, le leader islamo-conservateur ne lésine pas sur les moyens pour obtenir ce dimanche un oui franc et massif de la part de ses compatriotes pour la mise en place d’une réforme constitutionnelle lui offrant l’ensemble du pouvoir exécutif. Un scénario qui, au vu des sondages, n’est pas encore gravé dans le marbre. « Vous savez, dans ma profession, 80 % des gens votent pour l’AKP, reprend Mehmet, mais je peux déjà vous dire que ce coup-là, la moitié d’entre eux ne le suivront pas. Vous avez vu tout l’argent dépensé dans cette campagne ? Certes Erdogan a des amis très riches qui l’aident, mais il y a aussi nos impôts là-dedans. Alors que pendant ce temps, chez nous l’argent ne rentre plus. En un an, je n’ai pas pu mettre une livre de côté ! » s’indigne le vieil homme. Depuis le coup d’État avorté du 15 juillet, le pays, où le nombre de chômeurs est passé de 3 millions en 2015 à plus de 3,7 millions début 2017, est secoué par une crise économique qu’il n’avait plus connue depuis 2009. La livre turque a été dévaluée à hauteur de 25 % en neuf mois. Et ce ne sont pas les actions menées depuis lors par un président fragilisé qui risquent de ramener la confiance des investisseurs : 130 000 fonctionnaires démis de leurs fonctions, 40 000 personnes arrêtées et emprisonnées ; parmi elles, 150 journalistes mais aussi des dizaines de députés et maires de l’opposition, en particulier ceux du Parti démocratique des peuples (HDP). Quant à la guerre menée contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), elle a repris de plus belle, faisant des milliers de morts depuis un an dans le plus strict anonymat.
Jaillissant du poste de radio, la voix du président turc résonne entre deux publicités : « Voter pour le oui, c’est voter pour la démocratie, la sécurité et le progrès ! » déclame-t-il. Mehmet sourit dans sa moustache blanche : « Ça, c’est ce qu’il dit ! » Et pour cause. En cas de victoire du oui, le système changerait en profondeur : le poste de premier ministre serait aboli. Recep Erdogan nommerait lui-même ses ministres et vice-présidents. L’indépendance de la justice – déjà mise à mal avec l’éviction de magistrats soupçonnés d’être liés à Fethullah Gülen, l’ex-ami d’Erdogan que ce dernier considère comme le responsable du coup d’État raté de juillet – serait aussi en question : le superprésident aurait désormais le droit de nommer douze des quinze membres de la Cour constitutionnelle et six des treize conseillers du haut conseil habilité à nommer juges et procureurs. La réforme lui permettrait enfin de pouvoir se présenter de nouveau aux élections en 2019 et 2024 et de potentiellement diriger le pays jusqu’en 2029 !

« Tout ceci est incompréhensible pour nous autres Turcs »

Une éventualité qui aujourd’hui divise tout un peuple. Cette fracture se matérialise aussi bien dans l’espace géographique du pays – avec des zones rurales du Centre et du Nord acquises à l’AKP et les régions occidentales et du Sud-Est, respectivement aux mains des kémalistes et du HDP – qu’au sein des grandes villes comme Istanbul. À Kadikoy par exemple, quartier historiquement progressiste, la bataille faire rage, froidement. Plusieurs tentes de l’AKP remplies de prospectus sont en rangs d’oignon. À l’intérieur de l’une d’elles, un élu local explique à des jeunes lycéens inscrits dans des lycées religieux pourquoi il faut voter Erdogan. « On ne peut compter que sur nous et non pas sur l’Europe. Il faut une Turquie forte », insiste-t-il. Sous la tente, un mouvement de foule s’opère tandis que dehors une fillette chante a cappella à la gloire d’Erdogan. Belma Satir, députée AKP d’Istanbul, fait son entrée : « Le oui doit l’emporter car c’est la seule manière de préserver la démocratie, la stabilité et la souveraineté du pays, explique-t-elle, en Europe, vous n’avez pas voulu nous laisser faire campagne, c’était une erreur. L’Europe ne respecte pas la Turquie. »
Une colère que l’on retrouve aussi dans les rangs du non. Pour des raisons bien différentes. Distribuant des tracts à côté de militants portant un drapeau à l’effigie de Mustafa Kemal Atatürk, Anil Alcin, conseiller délégué de quartier du Parti républicain du peuple (CHP), pose ainsi la question : « Est-ce que Bruxelles a bien conscience de ce qui se passe en Turquie, et des conséquences que cela peut avoir non seulement pour les Turcs et la région mais aussi pour l’Europe ? Pourquoi n’avoir pas été plus ferme avec Erdogan dès le départ ? Le coup d’État a été instrumentalisé. Les Européens se sont piégés tout seuls avec l’accord sur les réfugiés. Tout ceci est incompréhensible pour nous autres Turcs. Tout ceci ne correspond pas aux valeurs de l’Europe et singulièrement de la France, patrie des droits de l’homme. Pour ma part, je suis très pessimiste quant à l’avenir de notre pays si le oui l’emporte dimanche. »
Même son de cloche du côté du stand du HDP situé quelques mètres plus loin, et où le portrait de Selahattin Demirtas, cofondateur du Parti démocratique des peuples aujourd’hui en prison, est entouré de bougies. Sinem, étudiante en littérature française et espagnole à l’université de Galatasaray, est partagée : « Moi j’y crois encore pour dimanche, explique la jeune femme de 22 ans, je viens de lire une enquête d’opinion qui donne le non vainqueur à 53 % ! Tout dépendra des ultranationalistes du MHP alliés à l’AKP. Ils sont divisés. Mais paradoxalement j’ai peur que cela ne réveille la rage d’Erdogan et aboutisse à une guerre civile généralisée. Il a adouci son discours dernièrement, disant qu’il acceptait les gens qui votent non. Mais je ne le crois pas. La preuve mercredi, dans le quartier de Pendik, une de nos tentes a été attaquée par des hommes armés ! » Quelques minutes plus tard, Sinem part rejoindre quelques militants HDP pour un sit-in de protestation. Une vingtaine de personnes assises en plein milieu de la rue portent un chiffre, le numéro 57, qui rappelle le nombre de jours de grève de la faim entamés par les membres du HDP. « Moi j’aime beaucoup Camus, Sartre, Aragon. Qu’est-ce qu’on dit de tout ça en France ? » questionne une dernière fois la jeune fille avant de s’asseoir.

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