Barah Mikaïl : « Ce qui empêche un passage de la Turquie à la vitesse supérieure dans le bombardement de positions en Syrie ? Washington »
entretien réalisé par Vadim Kamenka
Jeudi, 25 Février, 2016
Humanité Dimanche
Professeur à l’université Saint Louis de Madrid, Barah Mikaïl décrypte la stratégie du président turc, Recep Tayyip Erdogan, sur la question kurde.
HD. Quelle stratégie mène Erdogan vis-à-vis des Kurdes ? Jusqu’où peut-il décider d’intervenir en Syrie ?

HD. Quel impact la question kurde peut avoir sur les relations entre les États-Unis et son allié turc ?
B. M. Il y a des conséquences de fait, car sur ce dossier leurs positions sont totalement opposées. Les États-Unis voient dans les Kurdes des YPG un allié utile au sol pour lutter contre Daech, d’où le soutien matériel et militaire qu’ils leur procurent. De son côté, la Turquie considère les YPG comme une filiale du PKK, c’est-à-dire une organisation terroriste. Mais s’il y a bien quelque chose qui empêche pour l’heure un passage de la Turquie à la vitesse supérieure dans le bombardement de positions en Syrie, c’est bien l’attitude et les mises en garde de Washington, qu’Erdogan prend au sérieux.
HD. Peut-on envisager une remise en cause de la présence de la Turquie dans l’OTAN si celle-ci franchit des lignes rouges ?
B. M. Absolument pas. L’OTAN a autant besoin de la Turquie que la Turquie a besoin de l’OTAN. Si remise en cause il y a, elle pourrait être verbale, et encore… les États-Unis ne badinent pas avec ce qu’ils conçoivent comme étant une présence turque vitale au sein de l’OTAN. Ils feront tout pour préserver cet état de fait.
HD. La piste kurde pour l’attentat du 17 février à Ankara (1), qui a fait 30 morts, vous semble-t-elle probable ?
B. M. On ne peut rien exclure, évidemment. Mais le problème, c’est que la paranoïa développée par le président Erdogan ainsi que sa tendance à vouloir se trouver des ennemis – afin de justifier ses politiques en bonne partie impopulaires – rendent souvent ses accusations douteuses d’office. À travers ces attentats, le président truc cherche surtout à régler des comptes… ce qui pourrait bien s’avérer être une fuite en avant. Le temps nous le dira, éventuellement…
HD. Comment analysez-vous le rapprochement entre les États-Unis et la Russie sur le dossier syrien ?
B. M. Il conviendrait de parler de coordination qui se fait au bénéfice des deux pays. La Russie a incontestablement marqué des points dans le jeu syrien. En l’espace de six mois, ses interventions contre Daech et consorts (Front al-Nosra, Jaysh al-Islam et Ahrar al-Sham…) ont fait plus que l’ensemble de la coalition anti-Daech depuis un an et demi. En contrepartie, ces opérations russes ont aussi eu pour effet – probablement recherché – de renforcer le régime syrien. Cette nouvelle donne et la période électorale qui s’ouvre aux États-Unis poussent les autorités à éviter d’attirer l’attention sur les limites de leur stratégie en Syrie. Le président Barack Obama joue une des cartes dont s’accommode l’opinion publique : le bombardement des positions des formations radicales, que ce soit en Syrie, en Irak, en Libye ou ailleurs. En revanche, cette stratégie officiellement anti-Daech devrait, selon les termes de l’accord, s’imposer aussi au Front al-Nosra et aux mouvements comme le Jaysh al-Islam et Ahrar al-Sham. Autant de demandes russes (et syriennes) auxquelles les États-Unis semblent accéder pour éviter d’avoir à traîner les boulets russe et syrien durant toute l’année électorale. Cela étant dit, je n’exclus pas non plus qu’Obama soit, dans le fond, lassé devant le pourrissement d’une situation et les promesses de l’« opposition syrienne ». Elle lui a vendu les vertus de formations qui se sont avérées radicales et/ou au poids et à la popularité limités. La polémique provoquée par la diffusion d’un reportage jugé pro-régime par France 2 (« Syrie, le grand aveuglement » dans l’émission « Un œil sur la planète » – NDLR) pourrait être une manière pour les États-Unis et plusieurs de ses alliés de préparer l’opinion publique à un changement d’approche dans le dossier syrien. En gros, on est prêt à discuter sous conditions avec le régime syrien et son président sur l’avenir de la Syrie.
(1) Le premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, a directement incriminé le PKK et les YPG.
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