mardi 23 février 2016

Tahar Ben Jelloun : « Un seul livre ne fera rien. Mais plusieurs peuvent éveiller les consciences »

Tahar Ben Jelloun : « Un seul livre ne fera rien. Mais plusieurs peuvent éveiller les consciences »

Entretien réalisé par Michaël Melinard
Jeudi, 18 Février, 2016
Humanité Dimanche

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C. Hélie/ Gallimard
Tour à tour philosophe, journaliste et psychothérapeute, Tahar Ben Jelloun est aujourd’hui un poète et un romancier reconnu. Prix Goncourt en 1987 avec « la Nuit sacrée », il revient cette année avec une saga marocaine, « le Mariage de plaisir ». Il éclaire le rôle de la littérature face aux douleurs du monde. Entretien.
HD. En quoi l’inscription de votre dernier récit, « le Mariage de plaisir », dans le Maroc de la décolonisation est-elle significative ?
Tahar Ben Jelloun. J’ai presque écrit ce roman à l’envers. Je suis parti du constat que depuis 20 ou 25 ans, énormément de Subsahariens arrivent à Tanger soit pour traverser la Méditerranée et aller en Europe, soit pour trouver du travail parce que c’est devenu la deuxième ville industrielle du pays. Du jour au lendemain, j’ai commencé à rencontrer beaucoup de ces Africains au marché, dans les rues. Il y a aussi eu des incidents graves. La mort du Guinéen que je raconte dans le livre est vraie. Il y a eu d’autres incidents racistes classiques du genre : « Sale nègre, que fais-tu ici ? » J’ai voulu ancrer le roman dans l’histoire du Maroc et dénoncer le racisme dont les Noirs sont victimes. Je ne vais pas faire un pamphlet, un article ou un essai polémique. Donc je raconte une histoire.
HD. Le racisme est pluriel dans ce livre. Le hiérarchisez-vous ?
T. B. J. Quand j’ai travaillé sur « le Racisme expliqué à ma fille » (1), j’ai découvert que le raciste n’aime personne. Le racisme est une réaction qui part du tréfonds d’une personne. Elle ne supporte pas que quelqu’un soit différent d’elle ou lui ressemble peut-être trop. Ainsi, la haine du juif, du Noir, de l’Arabe ou du pauvre – une autre sorte de racisme – est partout. Il n’y a pas de hiérarchie. Le raciste a des certitudes. Cela peut commencer par une simple mauvaise humeur, une petite insulte – « sale juif, sale Noir, sale Arabe » –, et se terminer par les chambres à gaz. Heureusement, la société marocaine n’est pas connue pour avoir massacré des Noirs ou des juifs – alors que l’Europe et l’Amérique sont les championnes des génocides et des massacres –, mais il y a quelques éléments racistes comme dans toutes les sociétés du monde. Et le rôle d’un écrivain est d’alerter, de pousser un coup de gueule, de dire voilà ce qui se passe.
HD. Pourquoi parlez-vous de polygamie ?
T. B. J. Dans mon enfance, le frère aîné de mon père avait, en plus de son épouse blanche, deux femmes noires dans la maison. Je voyais très bien la manière dont mes cousins germains, les enfants de ces femmes, étaient traités : comme les enfants de Nabou dans le livre, ils mangeaient les restes dans la cuisine. Ça m’a tellement frappé que, soixante après, je l’écris.
HD. Quel regard portez-vous sur la crise migratoire ?
T. B. J. La migration est un thème romanesque par excellence parce que cela parle de la condition humaine en détresse, de situations d’individus obligés de se déplacer pour survivre et subvenir aux besoins de leur famille. Ceux qui se déplacent le font par nécessité. Ce mouvement migratoire est le résultat de la mauvaise décolonisation de l’Afrique. Aujourd’hui, il y a des pays africains riches avec une population pauvre. Et les Européens savent très bien que le meilleur moyen d’arrêter ce flux migratoire est d’investir davantage en Afrique et d’arrêter de soutenir des régimes corrompus qui ne font pas du tout le bien de leur peuple. Après des incidents très regrettables où il y a hélas eu des morts, le Maroc a eu l’intelligence de régulariser 20 000 illégaux (2). Il a envoyé un signal à l’Europe. Même s’il n’est pas riche, ce pays les reçoit et les intègre.
HD. Quel est le rôle de la religion et des religieux ?
T. B. J. « Le Mariage de plaisir » légitimise le fait de s’envoyer en l’air avec bonne conscience. L’islam est vécu par les musulmans comme une religion mais aussi comme une morale, une ligne de conduite, une référence culturelle. C’est pour cela que son empreinte sur la société est très forte. À certains moments, le catholicisme avait ce rôle, avec une Église tellement influente qu’elle dirigeait même les votes dans les élections, surtout en Italie ou en Espagne.
HD. Que peut la littérature face au racisme ?
T. B. J. Si la littérature pouvait soigner les blessés et les maladies, on le saurait. Mais on en a quand même besoin. Le silence aurait été pire. Ne rien dire, ne rien faire, aurait été plus dramatique. On a envie que les gens soient moins stupides, moins cons, moins mé­chants. On a envie que la lecture leur donne à réfléchir, à penser, à éveiller leur conscience. On se fait peut-être des illusions. Un seul livre ne fera rien. Mais plusieurs livres, plusieurs écrivains, plusieurs tentatives – aussi bien au théâtre, au cinéma ou même en musique – peuvent éveiller les consciences.
HD. Qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?
T. B. J. Ce petit espoir que, de toute façon, il vaut mieux un livre que des pages blanches ou le silence.
(1) « Le Racisme expliqué à ma fille », Éditions du Seuil, 2009. 196 pages, 9,10 euros.
(2) En septembre 2013, après plusieurs agressions racistes et des critiques lancées par les organisations de défense des droits de l’homme pour sa gestion du flux migratoire, le Maroc a décidé la régularisation, effective en 2014, de 20 000 migrants.
 

L 'AMOUR EN NOIR ET BLANC DANS UN MARIAGE DE PLAISIR
Amir, commerçant prospère de Fès, part chaque année plusieurs mois au sénégal s'approvisionner en épices et produits rares. il contracte avec nabou, une Peule sensuelle « un mariage de plaisir », une union CDD autorisée par l'islam. Elle permet à ce bon musulman, déjà marié et père de quatre enfants, de batifoler en toute légitimité. Mais l'homme pondéré tombe follement amoureux de la belle noire et décide de l'emmener à Fès. rejetée, ostracisée par une grande partie de la famille, elle donne naissance à des jumeaux aux couleurs et destins dissemblables. Entre le Maroc des années 1950 et celui d'aujourd'hui, tahar Ben Jelloun s'inscrit dans la tradition du conte pour interroger le racisme institutionnalisé. ce très beau roman autour de la place des femmes dans la famille traditionnelle s'intéresse également à l'exploitation des migrants. il fustige un monde inégalitaire où la religion, un sentiment de supériorité ou un pouvoir de coercition amènent des hommes à en mépriser d'autres. « LE Mariage de plaisir »,  éditions gallimard.

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