Prostitution. Dans l’engrenage d’une violence quotidienne
Insultes des clients, viols, pressions psychologiques… Les personnes prostituées vivent un perpétuel danger, qu’elles soient livrées à elles-mêmes ou victimes d’un réseau ultraviolent. Les aider à sortir de cet engrenage est l’un des enjeux de la proposition de loi votée aujourd’hui à l’Assemblée.
« Je n’aurais jamais pu imaginer ce que j’allais vivre sur le trottoir : j’ai subi des insultes, je me suis fait battre. Un client m’a même poussée dans une rivière en dehors de la ville. Ce jour-là, j’ai cru mourir. J’ai réussi à sortir de l’eau, j’étais trempée, j’avais froid, je n’avais aucune idée de l’endroit où j’étais. Après avoir marché, je suis arrivée dans une station-service, ils ont appelé la police », raconte Precious (1), ex-prostituée nigériane de 21 ans rencontrée à l’Accueil sécurisant (Ac-sé), un dispositif national de protection pour les victimes de la traite. Toutes les prostituées ne sont pas exposées à un traitement aussi extrême. Mais toutes connaissent cette violence, partie intégrante de leur quotidien. Deux fois par semaine, Guillaume Grosbois, éducateur spécialisé aux Lucioles, une association qui va à la rencontre des personnes en situation de prostitution, arpente avec son équipe les rues de Cannes ou de Nice. « Les violences subies par les personnes prostituées sont encore taboues mais lors de nos maraudes, quand nous abordons le sujet avec elles, les témoignages ne manquent pas, insiste-t-il. Dernièrement encore, un client a cogné la tête d’une prostituée contre un muret de pierre parce qu’elle avait refusé un billet qui lui semblait faux… »
Comme le souligne Hélène de Rugy, déléguée générale de l’Amicale du Nid, « certains clients considèrent que pendant le temps de la passe, puisqu’ils ont payé, ils peuvent tout se permettre, coups ou humiliations ». Quant aux prostituées, difficile de se rendre au commissariat pour dénoncer ces violences. « Certains policiers ne comprennent même pas qu’une prostituée porte plainte pour viol », poursuit-elle. De là à ce qu’ils pensent que c’est un risque du « métier » ! Le délit de « racolage passif » adopté en 2003, qui expose les personnes prostituées à une contravention, a encore rendu plus compliqués les rapports avec les forces de l’ordre. Pour les prostituées, le policier est rarement celui qui les protège. « Dans les pays dont elles sont originaires, la police n’est pas, loin s’en faut, considérée comme protectrice. Les policiers sont non seulement souvent corrompus mais leur impunité est totale quand ils commettent des violences », souligne Patrick Hauvuy, directeur de l’Ac-sé.
Jean-Marc Droguet, chef de l’Office central de la répression de la traite des êtres humains (Ocrteh), évalue entre 20 000 et 25 000 le nombre de prostituées sur Internet et 10 000 dans la rue. Toujours selon l’Ocrteh, 80 % d’entre elles sont étrangères. L’année dernière, cette structure policière a permis de démanteler 50 réseaux. Un chiffre non négligeable mais très en deçà de l’importance du phénomène. Les réseaux viennent principalement de trois zones du globe, du Nigeria, de Chine et d’Europe de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Hongrie) et ont des modes de fonctionnement très différents. « La prostitution chinoise, par exemple, s’exerce très majoritairement dans des structures logées : sur Internet ou dans des salons de massage », explique le commissaire divisionnaire. Les réseaux acheminent les femmes en France par avion, leur louent un meublé ou une chambre d’hôtel, passent l’annonce et s’occupent de leurs prises de rendez-vous (durée, « prestations » à effectuer). En échange, elles reversent entre 70 et 80 % de la passe. « Une fille peut collecter jusqu’à 10 000 euros par mois, détaille-t-il. Elles n’ont quasiment aucune marge de manœuvre : elles sont en situation irrégulière, ne parlent pas la langue, changent fréquemment de ville. » Isolées dans leur logement, elles sont, en outre, quasiment hors d’atteinte pour les associations.
À l’opposé, la prostitution nigériane s’effectue dans la rue, ou dans des camionnettes. « Ce sont des milliers de femmes originaires du même État du Nigeria, Edo, qui sont envoyées dans toute l’Europe, voire jusqu’en Russie ou en Thaïlande », explique Vanessa Simoni, responsable traite des êtres humains au Bus des femmes. Si une petite partie des prostituées nigérianes arrive en Europe par avion, la majorité effectue un long périple à travers l’Afrique pour finalement embarquer en Libye. « Ce trajet est ultraviolent, beaucoup sont violées sur le parcours, la plupart restent parfois de nombreuses semaines enfermées dans ce qu’on appelle des “connections houses” avant de monter dans des bateaux pour traverser la Méditerranée, poursuit-elle. Cette traversée, un enfer, dure plusieurs jours et est très risquée. Plusieurs m’ont dit : “Sur 20 filles, je suis la seule survivante…” » Après un tel voyage, beaucoup sont moralement brisées. Envoyées dans des « bordels » en Allemagne, ou en Suisse, elles changent fréquemment de villes. À l’issue de ce voyage, les femmes doivent s’acquitter d’une dette qui atteint souvent les 60 000 à 70 000 euros. Une fois à destination, elles doivent, en plus de cette somme, payer au réseau le logement, les vêtements et le récit qu’elles doivent fournir à l’Office de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) pour poser leur demande d’asile et éviter d’être arrêtées pour séjour irrégulier.
Une menace que prend très au sérieux l’Ofpra. Il est possible d’obtenir un titre de séjour comme victime de traite des êtres humains. « Nous avons pris très tôt conscience du besoin de protection des victimes mais aussi du risque d’instrumentalisation par les réseaux », explique Pascal Brice, directeur de l’Ofpra. À une période où la suspicion envers les demandeurs d’asile est pesante, l’enjeu est de ne pas faire passer au second plan ce besoin de protection. « En échangeant avec les associations, nous avons compris qu’exiger un dépôt de plainte, ce serait mettre les victimes en danger. Les officiers de protection recherchent donc des preuves de distanciation avec les réseaux. Ce peut être le suivi par une association, l’hébergement dans un CHRS », poursuit-il. Encore faut-il pouvoir obtenir cet hébergement ! La loi contre le système prostitutionnel, qui doit être adoptée aujourd’hui par l’Assemblée, devrait ouvrir pour les prostituées étrangères un droit au séjour d’au moins six mois si elles s’engagent dans un « parcours de sortie de la prostitution ». Des papiers et un toit sont synonymes, pour ces jeunes femmes, d’un début de reconstruction. La jeune Precious, elle, en rêve. « J’apprends le français, je veux trouver un travail et pouvoir faire marcher mon cerveau. »
(1) Prénom modifié.
Comme le souligne Hélène de Rugy, déléguée générale de l’Amicale du Nid, « certains clients considèrent que pendant le temps de la passe, puisqu’ils ont payé, ils peuvent tout se permettre, coups ou humiliations ». Quant aux prostituées, difficile de se rendre au commissariat pour dénoncer ces violences. « Certains policiers ne comprennent même pas qu’une prostituée porte plainte pour viol », poursuit-elle. De là à ce qu’ils pensent que c’est un risque du « métier » ! Le délit de « racolage passif » adopté en 2003, qui expose les personnes prostituées à une contravention, a encore rendu plus compliqués les rapports avec les forces de l’ordre. Pour les prostituées, le policier est rarement celui qui les protège. « Dans les pays dont elles sont originaires, la police n’est pas, loin s’en faut, considérée comme protectrice. Les policiers sont non seulement souvent corrompus mais leur impunité est totale quand ils commettent des violences », souligne Patrick Hauvuy, directeur de l’Ac-sé.
« Certains vont jusqu’à leur cracher au visage ou leur jeter le contenu de bouteilles d’urine »
Porteuses d’argent liquide, les prostituées sont aussi fréquemment la cible de bandes qui voient en elles une cible d’autant plus vulnérable que beaucoup sont en situation irrégulière. Dans les témoignages recueillis par Guillaume Grosbois lors de ses maraudes, une autre violence est très présente, celle des riverains et passants. Cette violence gratuite, si elle monte en puissance, n’est néanmoins pas récente. « Sur une place, les prostituées ont dû renoncer à s’asseoir sur un banc car des automobilistes tentaient de leur rouler sur les jambes », s’indigne-t-il. « Des hommes qui passent en voiture traitent les femmes de “salopes”, certains vont jusqu’à leur cracher au visage ou leur jeter des œufs ou le contenu de bouteilles d’urine », poursuit-il. Autant de comportements qui, répétés au quotidien, entament profondément l’estime de soi des personnes prostituées. Pour Hélène de Rugy, ces attitudes sont encouragées par les arrêtés anti-prostitution adoptés par les villes de Toulouse, Nîmes, Montpellier. Les prostituées apparaissent dans ces textes comme responsables des troubles à l’ordre public. Qu’importe si une écrasante majorité de ces femmes sont sous l’emprise de réseaux de proxénétisme, voire l’objet d’une traite des êtres humains qui a tout de l’esclavage.Jean-Marc Droguet, chef de l’Office central de la répression de la traite des êtres humains (Ocrteh), évalue entre 20 000 et 25 000 le nombre de prostituées sur Internet et 10 000 dans la rue. Toujours selon l’Ocrteh, 80 % d’entre elles sont étrangères. L’année dernière, cette structure policière a permis de démanteler 50 réseaux. Un chiffre non négligeable mais très en deçà de l’importance du phénomène. Les réseaux viennent principalement de trois zones du globe, du Nigeria, de Chine et d’Europe de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Hongrie) et ont des modes de fonctionnement très différents. « La prostitution chinoise, par exemple, s’exerce très majoritairement dans des structures logées : sur Internet ou dans des salons de massage », explique le commissaire divisionnaire. Les réseaux acheminent les femmes en France par avion, leur louent un meublé ou une chambre d’hôtel, passent l’annonce et s’occupent de leurs prises de rendez-vous (durée, « prestations » à effectuer). En échange, elles reversent entre 70 et 80 % de la passe. « Une fille peut collecter jusqu’à 10 000 euros par mois, détaille-t-il. Elles n’ont quasiment aucune marge de manœuvre : elles sont en situation irrégulière, ne parlent pas la langue, changent fréquemment de ville. » Isolées dans leur logement, elles sont, en outre, quasiment hors d’atteinte pour les associations.
À l’opposé, la prostitution nigériane s’effectue dans la rue, ou dans des camionnettes. « Ce sont des milliers de femmes originaires du même État du Nigeria, Edo, qui sont envoyées dans toute l’Europe, voire jusqu’en Russie ou en Thaïlande », explique Vanessa Simoni, responsable traite des êtres humains au Bus des femmes. Si une petite partie des prostituées nigérianes arrive en Europe par avion, la majorité effectue un long périple à travers l’Afrique pour finalement embarquer en Libye. « Ce trajet est ultraviolent, beaucoup sont violées sur le parcours, la plupart restent parfois de nombreuses semaines enfermées dans ce qu’on appelle des “connections houses” avant de monter dans des bateaux pour traverser la Méditerranée, poursuit-elle. Cette traversée, un enfer, dure plusieurs jours et est très risquée. Plusieurs m’ont dit : “Sur 20 filles, je suis la seule survivante…” » Après un tel voyage, beaucoup sont moralement brisées. Envoyées dans des « bordels » en Allemagne, ou en Suisse, elles changent fréquemment de villes. À l’issue de ce voyage, les femmes doivent s’acquitter d’une dette qui atteint souvent les 60 000 à 70 000 euros. Une fois à destination, elles doivent, en plus de cette somme, payer au réseau le logement, les vêtements et le récit qu’elles doivent fournir à l’Office de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) pour poser leur demande d’asile et éviter d’être arrêtées pour séjour irrégulier.
Les violences s’exercent aussi sur la famille restée au pays
Si certaines savaient qu’elles allaient devoir se prostituer, d’autres le découvrent à leur arrivée. Sortir de ces réseaux se révèle alors extrêmement difficile. Aux violences physiques s’ajoute une terrible pression psychologique. Avant de partir, les jeunes femmes doivent se soumettre à un rituel vaudou qui introduit une véritable relation de vassalité avec « la Madame » – la maquerelle. « Celui-ci est très violent symboliquement, un objet, le juju (de joujou), est confectionné par des prêtres (avec des cheveux, poils de la victime…), le sacrifice d’un animal est effectué, des scarifications sont opérées sur le corps. Celles-ci doivent prêter serment de payer leur dette et de ne pas parler », détaille Vanessa Simoni. Après tous les événements qu’elles ont traversés, nombre d’entre elles connaissent des épisodes de dépression, des cauchemars liés à un état post-traumatique. « Autant d’éléments qui évoquent les attaques spirituelles dont elles sont soi-disant menacées… », ajoute-t-elle. Les menaces ne sont pas que magiques, elles sont bien réelles : elles s’exercent aussi sur la famille restée au pays. Si une fille cesse de payer, sa famille est convoquée devant le temple Ayelala, instance judiciaire traditionnelle très puissante pour prêter serment. « Certaines Madames sont aussi assistées par des maris ou des frères appartenant à des confraternités, des groupes criminels très dangereux, poursuit Vanessa Simoni. Des familles ont déjà été assassinées à plusieurs reprises. » En cas de retour au pays, c’est bien la mort qui attend celles qui tentent d’échapper à cette dette.Une menace que prend très au sérieux l’Ofpra. Il est possible d’obtenir un titre de séjour comme victime de traite des êtres humains. « Nous avons pris très tôt conscience du besoin de protection des victimes mais aussi du risque d’instrumentalisation par les réseaux », explique Pascal Brice, directeur de l’Ofpra. À une période où la suspicion envers les demandeurs d’asile est pesante, l’enjeu est de ne pas faire passer au second plan ce besoin de protection. « En échangeant avec les associations, nous avons compris qu’exiger un dépôt de plainte, ce serait mettre les victimes en danger. Les officiers de protection recherchent donc des preuves de distanciation avec les réseaux. Ce peut être le suivi par une association, l’hébergement dans un CHRS », poursuit-il. Encore faut-il pouvoir obtenir cet hébergement ! La loi contre le système prostitutionnel, qui doit être adoptée aujourd’hui par l’Assemblée, devrait ouvrir pour les prostituées étrangères un droit au séjour d’au moins six mois si elles s’engagent dans un « parcours de sortie de la prostitution ». Des papiers et un toit sont synonymes, pour ces jeunes femmes, d’un début de reconstruction. La jeune Precious, elle, en rêve. « J’apprends le français, je veux trouver un travail et pouvoir faire marcher mon cerveau. »
(1) Prénom modifié.
Troisième pour la loi. Après le long parcours législatif, entamé fin 2013, les députés devraient étudier aujourd’hui, pour la troisième fois, le projet de loi sur le système prostitutionnel, dont l’une des mesures phares prévoit de sanctionner l’achat d’actes sexuels d’une contravention de 1 500 euros.
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