lundi 14 mars 2016

À Fukushima, la vie reste un combat au quotidien

À Fukushima, la vie reste un combat au quotidien

Lina Sankari
Vendredi, 11 Mars, 2016
L'Humanité

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12 février, dans la partie évacuée, les rizières ont laissé place à une vaste plaine de désolation à perte de vue, un ballet de tractopelles et des champs de sacs de déchets contaminés.
Photo : Toru Yamanaka/AFP
Cinq ans après le tsunami et la catastrophe nucléaire, au cœur de la zone évacuée, un paysage de mort prédomine. Malgré cela, la relégation sociale, les habitants du département entendent se servir du drame pour repenser les choix de société.
Fukushima, Minamisôma, Nihonmatsu, Tomioka (Japon), envoyée spéciale.
Derrière son imposante carrure, Tetsurô pourrait être un personnage du théâtre nô. Cet ancien boucher a le geste lent et solennel, les expressions tout droit sorties d’un drame lyrique japonais. Ses paroles, elles, ressemblent à un long poème chanté. Lentement, ses mains se déplacent dans l’espace. Jusqu’à ce qu’il mime le pleur. Depuis le séisme de magnitude 9,0, le tsunami et l’accident nucléaire survenus le 11 mars 2011, Tetsurô vit dans l’incertitude. « Nous sommes tous confrontés à un sentiment contradictoire. S’il ne faut pas oublier ­l’expérience du désastre et les 19 000 morts, ce que nous avons vécu ce jour-là et ceux qui ont suivi, génère encore un stress énorme. Les habitants de Fukushima doivent en ­permanence faire des choix : rester ou partir, manger les produits locaux ou pas. Ma femme, enceinte l’année qui a suivi, et moi avons décidé de rester mais personne ne connaît les effets réels de la radioactivité. Avant de laisser notre petite fille jouer au parc, nous regardons le compteur Geiger pour mesurer le taux de radiation. Il faut en finir avec cette inquiétude permanente. » Au cœur de la zone évacuée, les rizières ont laissé place à une vaste plaine de désolation, un ballet de tractopelles et des champs de sacs de déchets contaminés. À perte de vue.

« Nous ne sommes pas revenus à l’état normal, il reste des traumatismes »

Partout, les mêmes paysages de vide, de cimetières, de barrages empêchant d’approcher de la centrale de Fukushima 1, de villes fantômes et de maisons désossées, comme à Tomioka ou Minamisôma. La ­décontamination et la reconstruction s’apparentent à un travail de titan et personne ne peut, pour l’heure, imaginer que la vie puisse reprendre dans cette zone ou que de jeunes plants de riz puissent y germer. À Nahara, où l’ordre d’évacuation a été levé en septembre, seuls 420 habitants sur 7 400 sont retournés chez eux. Akiko Saito utilise aussi son corps pour se faire comprendre. Elle imite le mouvement du séisme. Une oscillation puis des vagues. Comme beaucoup, elle n’avait jamais entendu parler de « millisieverts » avant que la centrale ne relâche d’importantes quantités d’effluents radioactifs. Cette membre du syndicat Zenzoren a désormais une connaissance presque intime de cette unité de compte de la radioactivité. « La radio commençait à parler d’une dose de 25 millisieverts sans que l’on sache ce que cela signifiait ni les effets potentiels. J’ai alors quitté Fukushima avec mes enfants pendant un mois. » Tout le monde n’a pas pu prendre la route. Faute d’ordre d’évacuation, d’essence, de train ou de point de chute. Hiromi Murakami, de l’Association des femmes nouvelles du Japon, s’est référée aux avis contradictoires des ­médecins et a décidé de rester pour distribuer les matériaux de reconstruction aux sinistrés. « La confusion était totale. Mais elle l’est encore d’une certaine manière. Je ne comprends pas le sens de la reconstruction menée par le gouvernement. On ne peut pas dire que nous sommes revenus à l’état normal. Il reste de nombreux traumatismes. »

Le pays vit au rythme des séismes, des typhons, des tsunamis

Cinq années après la pire crise qu’ait vécue le Japon depuis la fin de la guerre du Pacifique, le nord de l’archipel renoue avec un vocabulaire qui semblait faire partie de l’histoire. Le Japon bégaye. On parle ici de « genpatsu arerugi », d’une « allergie au nucléaire », un terme né des bombardements de Hiroshima et Nagasaki des 6 et 9 août 1945 et de l’irradiation de pêcheurs japonais après l’essai thermonucléaire américain sur l’atoll de Bikini, le 1er mars 1954. Après la prise de pouvoir des communistes en Chine et le déclenchement de la guerre de Corée, l’occupant américain est décidé à garder le Japon sous sa tutelle politique et économique. Le choix du nucléaire, et de centrales fournies par Washington, s’inscrit dans cette logique mais, à l’époque, seuls les communistes s’y opposent. Les opposants à cette filière posent aujourd’hui la question de la souveraineté nationale dans les orientations énergétiques quand le Japon, placé sur la ceinture de feu du Pacifique, vit au rythme des séismes, des tsunamis, des éruptions volcaniques, des typhons et des inondations.

« On note un taux de mortalité élevé chez les personnes séparées 

Les citoyens du département de Fukushima ont le sentiment d’avoir été oubliés. Une partie des réfugiés continue ainsi de vivre dans des préfabriqués. Les yeux tournés vers la préparation des jeux Olympiques de 2020, le gouvernement délaisse la reconstruction et les travaux de décontamination du nord-est. Les subventions et dédommagements fondent également comme neige au soleil. « La population de Fukushima a beaucoup travaillé pour surmonter les difficultés, mais elle ne peut pas tout. Il faut que le gouvernement et Tepco assument leurs responsabilités en aidant les évacués et les plus précaires. Le département a vécu sur le mythe de la sécurité des centrales mais, depuis 2011, la donne a changé dans tout le Japon et l’hostilité au nucléaire est générale », explique Hitoshi Kubota, président du comité fédéral du Parti communiste japonais.
En se désengageant, le gouvernement laisse le département porter le poids de la catastrophe. Quitte à engendrer une génération de discriminés et de parias, comme le furent en leur temps les hibakusha, les survivants de Hiroshima et Nagasaki. Les habitants qui ne faisaient pas partie des zones d’évacuation ont été pointés du doigt comme responsables de leur éventuelle contamination et de celle de leurs enfants. « Il y a des exemples concrets de discrimination à l’embauche. ­Certaines entreprises demandent aux candidats, venus de Fukushima, un certificat d’examen de la thyroïde. D’autres ont vu leur mariage annulé parce qu’ils venaient d’ici », souligne Akiko Sato, du syndicat Zenzoren. Le docteur Osamu Saito a exercé trente années durant à Hiroshima avant de demander sa mise au vert à Fukushima en 2009. Sans savoir que son expérience auprès des hibakusha lui servirait. Autant. « Il y a des différences entre les bombardements de 1945 et la catastrophe de 2011, mais il existe également de nombreux points communs. Dans les deux cas, on retrouve un stress lié à l’éloignement des familles et un taux de mortalité élevé chez les personnes séparées. Le stress lié aux discriminations et aux examens médicaux réguliers est un autre point commun », souligne le professeur.

« Le remède est avant tout social et politique »

Les études montrent que 70 % des foyers ont un membre qui souffre de diabète ou d’une autre maladie métabolique. Ces syndromes liés à l’immobilité et à l’ordre de rester confiné s’ajoutent aux 11 % d’adultes souffrant de dépression quand la moyenne est de 1 % dans le reste du Japon. Confrontés à un mal invisible, les radiations, certains vivent la peur chevillée au corps d’autant que la dissimulation d’information lors de la catastrophe a cassé la relation de confiance avec les autorités. « L’État n’a jamais assumé sa responsabilité et aucun antidépresseur ne saurait faire face. Le remède est social et politique. Personne n’ira mieux tant qu’il n’y aura pas de vision claire de l’avenir en termes d’emploi, de regroupement familial ou des effets de la radioactivité », indique Osamu Saito. On compte en outre 80 cas de suicide directement liés à l’évacuation, aux conditions de vie dans les préfabriqués et à la séparation du reste de la famille. En cinq ans, 2 028 personnes sont décédées des suites de maladies liées au stress. « Il n’y a pas eu de décès direct lié aux rayonnements ionisants, note encore le professeur Saito, et en ce qui concerne les cancers de la thyroïde, sur 360 000 enfants examinés, 115 cas ont été détectés sans que l’on puisse conclure pour l’heure à un lien avec l’accident. Il est trop tôt pour tirer des conclusions. »

« Les paysans n’ont pas confiance dans leur propre production »

Les agriculteurs subissent eux aussi de plein fouet cette relégation sociale. Autrefois grenier du Japon, la préfecture de Fukushima fournissait 400 000 tonnes de riz par an et tenait également son rang dans la production de fruits et légumes. Après la catastrophe, le nombre de paysans est passé de 70 000 à 50 000. « Nos ventes à Tokyo ont diminué de 30 à 40 %. Beaucoup d’agriculteurs ont renoncé à leur activité faute de revenus et de perspective. D’autres se sont suicidés. Chaque sac de riz doit subir des tests avant d’être mis sur le marché. Tepco parle du “risque de réputation” mais, puisque les sols sont contaminés, la réputation est bel et bien fondée. De ce fait, les prix ont chuté de 20 à 30 % », insiste Nemoto Satoshi, président de la Fédération des mouvements de paysans du département de Fukushima. Dans la commune rurale de Nihonmatsu, à 50 kilomètres de la centrale sinistrée, Honta Yoshiji, riziculteur, s’exclame : « Même nos enfants ne veulent pas manger le fruit de nos cultures ! En réalité, les paysans non plus n’ont pas confiance dans leur propre production et ont peur des conséquences sur les consommateurs. » Au ­Japon, Ubu a remplacé l’empereur : les autorités se ­basent sur une cartographie imprécise de la pollution des sols, réalisée depuis les airs, et la terre collectée dans le cadre des travaux partiels de décontamination est entreposée depuis deux ans dans des sacs-poubelle au cœur des montagnes boisées alentour, trop complexes à dépolluer. Parfois à quelques mètres de l’endroit où les paysans ont installé des panneaux solaires afin de revendre l’énergie et de diversifier leur activité.
Dans ce paysage de désolation sociale, ­Nemoto Satoshi renoue avec la foi en l’avenir qui était de mise après le départ des Américains, lors de la montée en puissance du pays : « Malgré l’ampleur de nos difficultés actuelles, je suis persuadé que la catastrophe de Fukushima est l’occasion de repenser notre société, la politique économique et le modèle de production. Ne nous contentons pas d’être des victimes ! » Pour le volet énergétique, le Japon est parvenu en 2013 à extraire en mer des hydrates de méthane, un gaz présent en quantité suffisante pour répondre à la demande domestique. Sur le plan politique, la catastrophe a révélé les maux du Japon actuel : collusion entre intérêts publics et privés, injustices, appauvrissement de la classe moyenne et précarité. La défiance envers le pouvoir s’est traduite par des manifestations d’ampleur inégalée depuis les années 1970. La société est en mouvement et ne compte plus se laisser dicter ses choix.

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