La révolution numérique va-t-elle nous « ubériser » ?
Entretiens croisés réalisés par Pierre Chaillan
Vendredi, 18 Mars, 2016
L'Humanité
Table ronde entre Yann Moulier-Boutang, professeur des universités UTC de Compiègne-Sorbonne, directeur de rédaction de la revue Multitudes, Yann Le Pollotec, membre du Conseil national du PCF, responsable révolution numérique et Sophie Pène, vvice-présidente du Conseil national du numérique.
Les faits
Les états généraux du numérique se déroulent vendredi 18 et samedi 19 mars à l’Espace Niemeyer à Paris.
Les états généraux du numérique se déroulent vendredi 18 et samedi 19 mars à l’Espace Niemeyer à Paris.
Le contexte
Source d’espoir pour ses possibilités collaboratives, l’outil informatique va-t-il accroître l’exploitation capitaliste ou au contraire fonder une société de partage de nouveaux communs ?
Source d’espoir pour ses possibilités collaboratives, l’outil informatique va-t-il accroître l’exploitation capitaliste ou au contraire fonder une société de partage de nouveaux communs ?
Depuis plusieurs années, on parle de la « révolution numérique ». Est-on vraiment face à un bouleversement qui changerait la nature de notre société ?



Qu’est-ce que cela change concernant les savoirs ? Et pour la citoyenneté ?
Yann Moulier-Boutang La coproduction des savoirs, les plateformes collaboratives, les « fablabs » (ou « Wikinomics »), le taggage humain de la circulation des informations et la constitution des savoirs dans de nouvelles formes d’encyclopédies, l’émergence de la « Wiki-politique » par les réseaux sociaux, les Wikileaks illustrent pour la première fois dans l’histoire une socialisation sans précédent des forces productives et sans doute le caractère de plus en plus secondaire du travail subordonné directement. L’innovation n’est plus seulement déduite de la science reposant sur la puissance de la science moderne de son expérimentation-application. Elle redevient un phénomène social complexe émergeant largement du croisement de la base (bottom up) car l’appropriation massive des technologies du numérique permet de rendre accessibles au très grand nombre des savoirs qui étaient réservés à un tout petit nombre en reconnaissant toutes les formes d’intelligence. Cette révolution contient une possibilité de citoyenneté, de démocratie sans précédent. On en est au 6e, voire 7e pouvoir qui informe largement la vie de la cité, mais le numérique en soi constitue le plus puissant. Si la réflexion citoyenne ne s’attache pas aux enjeux de l’anonymat, de la vie privée, de la reprivatisation des savoirs pour contrôler les nouveaux monopoles économiques et les volontés des États d’utiliser à leur seul profit toute la promesse de libération que contient la révolution numérique, elle risque d’être déçue.
Yann Le Pollotec Le numérique rend possible le partage des savoirs et des expériences à des échelles et à des vitesses inédites. Il devient possible de mettre en œuvre la coopération et la contribution en réseau, sur un même projet, de plusieurs centaines de milliers de contributeurs, comme le montre Wikipédia, créant ainsi une véritable intelligence collective planétaire. Si les problèmes sont mondiaux, leur résolution le devient aussi. Les corps intermédiaires, les experts, les institutions sont remis en cause. Le rapport au médecin ou à l’enseignant change : on n’est plus passif, on confronte l’expert à ce qui est dit sur le Net. Les réseaux sociaux sont devenus la première source d’information et le principal lieu de débat des moins de 30 ans. Ils sont des lieux d’affrontements permanents entre les courants de pensée progressiste, les idéologies dominantes et les théories du complot. Ceci peut déboucher sur des institutions avec plus de pouvoir d’intervention collective et solidaire pour l’individu-citoyen ou sur la destruction de l’État social au profit de plateformes numériques privées et sur une fuite en avant vers le « solutionnisme technologique » cher aux « libertariens ». Notre société fabriquera-t-elle des consommateurs du numérique et une petite élite… ou donnera-t-elle les moyens de former tout le monde aux cultures du numérique, des réseaux et de développer l’esprit et l’éthique hacker ?
Sophie Pène La création, la diffusion, le partage, la transformation des savoirs sont le cœur de ces changements. Dans les domaines de la santé, les données sont collectées grâce aux communautés de patients chroniques et d’accompagnants. Loin d’être seulement des informateurs, les patients sont aussi des chercheurs dans bien des cas. On parle alors de science participative. Il en va de même pour les sciences de l’environnement, qui sont développées grâce aux réseaux de veilleurs chercheurs citoyens activistes. Si la recherche se transforme, que dire de l’enseignement et de l’apprentissage. En théorie, chacun peut apprendre, car beaucoup de contenus sont publics. En réalité, les barrières demeurent importantes. Le désir d’apprendre qui s’éteint souvent sous l’effet de l’ennui scolaire, le savoir critique qui fait défaut pour se piloter dans le magma informationnel et évaluer les informations, et les restrictions d’accès. L’amendement qui visait à autoriser le « text and data mining » (TDM) à des fins de recherche publique dans la loi numérique a malheureusement été rejeté. Les communs du savoir font la jonction entre l’innovation et le pouvoir d’agir des citoyens.
Le monde du travail fait face au phénomène d’« ubérisation » lié aux plateformes de services développés grâce à Internet. Source d’espoir pour ses possibilités collaboratives, l’outil informatique va-t-il, dans les faits, accroître l’exploitation ?
Yann Moulier-Boutang Comme la science en général, comme les inventions et les innovations précédentes, le numérique peut être porteur du meilleur comme du pire. On peut faire un usage parfaitement idiot des réseaux sociaux, comme de l’imprimerie. On peut se servir des algorithmes et de l’intelligence artificielle pour créer une intelligence augmentée et résoudre les problèmes complexes que l’urgence écologique et sociale nous pose. On peut aussi en faire un usage lamentable (un marketing terrifiant prolongeant le pouvoir des séries stupides qui fabrique un consensus à l’exploitation et à la prolétarisation culturelle que dénonce à juste titre Bernard Stiegler), mais aussi terrifiant dans le pire style de la répression de toute dissidence même la plus noble et la plus fondée. Tout cela est entre nos mains. Souhaitons que la politique se hisse à la hauteur de l’enjeu de la révolution numérique pour ne pas se résumer à une plateformisation et évaluation de tout sans protection sociale, sans relation d’emploi et sans aucune espace de « care » à l’égard des humains en société. Ce capitalisme cognitif est très malin : à nous de le connaître et de nous servir de lui pour la libération de la société.
Yann Le Pollotec Une lutte oppose le capitalisme de plateforme, qui casse le salariat, parcellise le travail et réduit le travailleur à « être entrepreneur de lui-même », aux prolétaires du digital, alliés aux partisans d’une économie de la contribution fondée sur les communs, poussant usagers-contributeurs et travailleurs à s’unir pour créer des plateformes participatives, des coopératives de données opérant avec des logiciels libres par opposition aux plateformes capitalistes. Cette lutte passe par les « class actions », la mise en cause de la réputation des plateformes, le développement de modèles alternatifs comme les « mutuelles de travail associé » qui offrent un cadre de sécurité emploi formation. Elle travaille ces nouveaux espaces de socialisation et de politisation que sont les tiers lieux : « fablabs », espaces de « coworking », jardins et habitats partagés, « entreprises ouvertes »… C’est dans ces tiers lieux que s’imaginent et se créent d’autres formes de productions et d’échanges. Le risque de destruction massive d’emplois par automatisation et robotisation appelle la lutte pour la baisse drastique du temps de travail et la sécurisation des parcours de vie.
Sophie Pène Rien n’est tranché, rien n’est joué. L’outil informatique réduit le nombre d’intermédiaires, et donne l’avantage à l’opérateur qui sait réunir sur une plateforme un très grand nombre d’usagers. La connaissance fine des besoins et des usages issue des analyses automatisées (big data) permet alors d’optimiser les prix. Ce n’est pas en soi une victoire du capitalisme. Au contraire, de nombreuses positions dominantes se trouvent menacées, car ce déplacement de la valeur impose à tous de l’agilité et de la plasticité. Inventer de nouvelles sources d’activité, c’est le fait de la créativité collective. Comment notre société, notre système éducatif libèrent-ils cette créativité pour tous, ressource de résilience face aux métamorphoses que nous vivons ? Les territoires sont créatifs, nos institutions beaucoup moins. Si Leboncoin.fr est le meilleur site de recherche d’emploi, Pôle emploi a du souci à se faire. De nombreux collectifs associatifs pour le logement, l’entraide aux migrants, le maintien de l’agriculture de proximité, le contrôle de l’énergie, l’amélioration collaborative de la cartographie, les réseaux de savoir, la veille environnementale ont su développer des plateformes open source de partage de services. La désintermédiation n’est pas une victoire du capitalisme. Mais c’est un affaiblissement des institutions et des régulations classiques.
Un programme copieux
Les États généraux de la révolution numérique, « entre émancipation et aliénation », se tiendront les 18 et 19 mars à l’espace Niemeyer (2, place du Colonel-Fabien, Paris 19e). Soit deux journées avec un programme copieux. Le premier atelier consacré aux « lanceurs d’alerte » s’ouvrira vendredi de 14 heures à 16 heures. Les échanges se poursuivront samedi, avec sept ateliers.
Revue de presse
Alternatives économiques
Daniel Kaplan
Il n’est sans doute pas exagéré de comparer la révolution numérique d’aujourd’hui à la révolution industrielle d’hier. De nouvelles barrières aux échanges sautent. Les structures, les hiérarchies et les divisions habituelles se fragilisent. (…) Dans cette révolution, l’Internet est – potentiellement – une bonne nouvelle pour les partisans d’alternatives sociales et économiques. Il rend très difficile le contrôle des réseaux par les Big Brothers de tous ordres, technocrates et multinationales ; il met à disposition de tous (tous ceux qui y ont accès s’entend) des moyens nouveaux d’expression, voire d’action ; il peut faciliter une meilleure insertion des pays en développement dans les échanges économiques et culturels mondiaux…
Bref, l’Internet démontre, et c’est là l’essentiel, que la fameuse société de l’information peut prendre des formes différentes selon la volonté des acteurs qui la bâtissent.
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