jeudi 17 novembre 2016

« Tatie Danielle » contre les squatteurs

« Tatie Danielle » contre les squatteurs

Justice
Alexandre Fache
Jeudi, 17 Novembre, 2016
L'Humanité
  
Rémi Deprez devant l’immeuble qu’il à occupé, avec l’appui de l’association « Jeudi noir ». Photo : Julien Jaulin/Hanslucas pour l’Humanité
Rémi Deprez devant l’immeuble qu’il à occupé, avec l’appui de l’association « Jeudi noir ». Photo : Julien Jaulin/Hanslucas pour l’Humanité
Depuis 2008, une riche propriétaire poursuit huit militants de Jeudi noir, pour avoir occupé un de ses immeubles vacants. Procès aujourd’hui.
En face des luminaires dernier cri de la Grande Épicerie de Paris, vitrine gastronomique du prestigieux Bon Marché, à la frontière des très chics 6e et 7e arrondissements, un immeuble étroit de cinq étages, à la façade défraîchie, végète, entre une boutique Orange et un magasin de vêtements. Dans ce quartier recherché de la capitale, où les loyers se négocient à prix d’or, ce bien de choix, sis au 69, rue de Sèvres, reste désespérément vide depuis quinze ans. Seule exception à ce triste délaissement : les quatorze mois d’occupation sauvage de l’immeuble, d’avril 2008 à juin 2009, par huit militants de l’association Jeudi noir, à l’époque étudiants ou jeunes précaires, incapables de se loger décemment à Paris. Condamnés alors à verser plus de 80 000 euros à la richissime propriétaire du bien, une septuagénaire domiciliée fiscalement en Belgique, ils sont à nouveau convoqués aujourd’hui devant la cour d’appel pour le énième épisode d’un marathon judiciaire insensé.

Une sorte de « résidence universitaire réquisitionnée »

« C’est un peu stressant et usant, cette procédure qui n’en finit pas », témoigne devant son ancien squat Rémi Deprez, l’un des huit poursuivis. Cela faisait longtemps que ce photographe de 32 ans, jeune papa d’une petite fille de 6 mois, n’était pas revenu dans le quartier. « Moi, j’habitais au cinquième étage, pointe-t-il en levant les yeux au ciel. L’appartement sur l’arrière avec une petite terrasse. C’était le plus beau. Comme j’avais une camionnette à l’époque et que j’avais rendu plein de services avec, ils m’avaient laissé choisir en premier. » Après quelques occupations infructueuses, Rémi, Camille, José, Élise, Jonathan ou Jean-Marc avaient finalement jeté leur dévolu sur cet immeuble abandonné depuis sept ans. L’idée du collectif Jeudi noir, créé en 2006 pour protester contre la flambée des loyers dans la capitale, était d’y monter une sorte de « résidence universitaire réquisitionnée », pour pallier le manque de logements accessibles. « Avant d’investir l’endroit, se souvient Rémi, on avait réussi à trouver sur le cadastre l’adresse de la proprio : c’était un couvent à Bruxelles ! On s’est dit qu’elle nous laisserait peut-être tranquilles… C’est tout le contraire qui s’est passé. »
Infatigable procédurière, la vieille dame était loin d’être une inconnue pour la justice parisienne. « En regardant son dossier, on s’est aperçu qu’elle n’avait pas moins de 35 procès en cours », raconte Me Pascal Winter, l’avocat qui défend les huit de la rue de Sèvres. « Elle a même fait un procès à son ex-mari pour obtenir une pension alimentaire pour son chien… » rit jaune Rémi, qui se rappelle aussi des saillies pas très progressistes de la septuagénaire. « En 2008, elle avait écrit à Sarkozy pour lui suggérer des solutions à la crise du logement : “réquisitionner les locaux des syndicats, qui ne servent à rien ! Y mettre tous les sans-abri dedans…” Je me souviens qu’elle avait servi cette soupe nauséabonde à la juge d’instance, qui, un peu gênée, avait suggéré au greffier de ne pas noter tout ça. »
Un profil quelque peu… excentrique, qui n’a pas fait trembler le glaive de la justice. Condamnés en août 2008, les jeunes militants de Jeudi noir ont été l’objet dès l’hiver suivant de saisies sur leurs comptes bancaires, ceux en tout cas qui n’étaient pas à découvert. « Dès qu’on avait une rentrée d’argent – nos bourses universitaires ou un petit salaire –, on pouvait s’attendre à être prélevé comme ça, du jour au lendemain, raconte Jean-Marc Delaunay, un autre poursuivi, aujourd’hui animateur d’un réseau associatif. Et ça a duré bien après qu’on quitte les lieux. La dernière saisie, pour moi, date d’il y a deux ans, et au total j’ai dû verser environ 3 000 euros, sans compter les frais de justice. » Des ponctions loin d’être anodines pour des jeunes entrant seulement dans la vie active et qui les ont conduits, avant cette nouvelle audience, à lancer un appel aux dons, accessible via la page Facebook de l’association.
Car le risque financier reste prégnant pour les ex-squatteurs. « C’est comme une épée de Damoclès, qui peut s’abattre sur nous à tout moment », résume Jean-Marc. En 2009, une décision de la cour d’appel avait pourtant limité à 22 000 euros la dette des huit jeunes. Mais, début 2016, la Cour de cassation, un peu à la surprise générale, a contesté ce montant, et fait repartir la procédure pour un tour. D’où ce nouveau procès. « Ce que nous voulons faire reconnaître dans cette affaire, c’est que la propriétaire n’a subi aucun préjudice financier, puisqu’elle refuse depuis quinze ans de louer ou de vendre son immeuble. Et que si préjudice moral il y a, la somme d’un euro symbolique pourrait suffire à le dédommager », résume Me Winter.
Intervenue à plusieurs reprises dans ce dossier, et candidate au rachat de l’immeuble, la Mairie de Paris n’est pas loin de partager cette analyse. « Cette procédure contre les militants de Jeudi noir est invraisemblable et n’a que trop duré, estime Ian Brossat, maire adjoint (PCF) chargé du logement. Comme il est invraisemblable qu’un immeuble pareil, à un emplacement pareil, reste vide depuis quinze ans ! S’il y a une coupable dans ce dossier, c’est bien la propriétaire. » Dans la capitale, le nombre de demandeurs de HLM (200 000) serait à peu près égal au nombre d’appartements vacants (100 000), ajouté à celui des résidences secondaires occupées seulement quelques semaines ou quelques mois par an (100 000). Pour tenter de mettre fin à ce paradoxe, la Ville a voté, le 7 novembre, le principe d’une augmentation des taxes sur ces deux types de logements. Mais, pour entrer en vigueur, ces dispositions doivent être validées par le Parlement. Des amendements au projet de budget 2017 ont été déposés en ce sens par les députés communistes. Ils devraient être discutés en séance ce vendredi. Au grand dam de la Tatie Danielle du 69, rue de Sèvres.

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