Bernard Lahire "La sociologie vient gêner la légitimation de la domination"
Entretien
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LUCIE FOUGERON
JEUDI, 11 FÉVRIER, 2016
HUMANITÉ DIMANCHE
« Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » : ces mots prononcés récemment par le premier ministre, parmi d’autres déclarations similaires, à la suite des attentats de novembre 2015, ont déclenché une vive polémique. Or ces attaques contre la volonté de comprendre ce qui est à l’origine des actes, y compris les plus répréhensibles, des individus – volonté qui est à la base de la démarche des sciences sociales et de la connaissance de la réalité en général – ont une histoire et procèdent d’une logique. C’est ce que montre le sociologue Bernard Lahire dans son dernier ouvrage, « Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue “culture de l’excuse” », écrit avant ces attentats et les charges de Manuel Valls. Rappelant ce que sont les sciences sociales, il met au jour ce que recèlent les résistances auxquelles elles sont de plus en plus confrontées dans la sphère publique : la justification des processus de domination sociale.
HD. Le premier ministre, à la suite des attentats de novembre 2015, a tenu à plusieurs reprises des propos selon lesquels « aucune excuse sociale, sociologique et culturelle » ne doit être cherchée pour expliquer ces actes et « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». Ce type de discours a-t-il des précédents ?
Bernard Lahire. Cette thématique de « l’excuse » se développe aux États-Unis dès les années 1980 notamment avec Reagan, et dans les années 1990 au Royaume-Uni. En France, le Parti socialiste l’adopte à partir de la fin des années 1990 au sujet de l’insécurité et de la délinquance, à l’instar de Lionel Jospin, premier ministre, qui déclare en 1999 : « Tant qu’on admettra des excuses sociologiques et qu’on ne mettra pas en cause la responsabilité individuelle, on ne résoudra pas ces questions. » Le PS, depuis, ne cesse de reprendre à son compte ce discours, à l’origine très droitier, voire extrême droitier. Ce qui a changé, c’est que les sciences sociales sont de plus en plus explicitement visées dans des attaques qui envahissent l’espace public. Si Manuel Valls ne le fait pas directement, on comprend l’allusion. Je développe aussi dans mon ouvrage le cas du livre de Philippe Val (ancien directeur de « Charlie Hebdo ») « Malaise dans l’inculture », publié à la suite des attentats de janvier 2015. Il condense les lieux communs actuels et rend la sociologie responsable de toutes sortes de maux de notre époque.
HD. Comment expliquez-vous ces résistances à la démarche explicative des sciences sociales, et singulièrement de la sociologie ?
B. L. Les tenants de cette critique de « l’excuse sociologique » opposent ce qu’ils croient être les sciences sociales, qui nieraient la réalité de l’individu en faisant prévaloir les causes « collectives » de ses actes, à la philosophie de la responsabilité individuelle, évoquant le « libre arbitre », l’individu libre, défini par sa volonté, sa raison… Face à un problème, une crise, il est ainsi ramené à son choix : il a fait le choix du terrorisme, du crime, il est donc responsable, et l’interrogation s’arrête. Cette vision extrêmement courte évite de se demander pourquoi il a commis cet acte… Ce qui est la raison d’être de la sociologie. Les sciences sociales nous disent que nous ne sommes pas si souverains que cela dans notre vie, ce qui vient perturber toute une vision de l’homme. Et la sociologie, rappelant que la société reproduit des inégalités, vient gêner la légitimation des processus de domination sociale, où les « vainqueurs » veulent se sentir à la fois libres et justifiés d’être ce qu’ils sont du fait de leurs efforts, de leurs dons, de leurs mérites propres. On sacralise d’autant plus l’individu libre et autonome qu’on veut le rendre responsable de tous ses malheurs : il a son destin entre ses mains et n’a donc aucune excuse lorsqu’il échoue. En découle bien sûr le discours sur « les assistés », par exemple… La sociologie ne dit pas que « la société » explique tout, elle est aussi une science des individus dans des collectifs, montrant la manière dont, produits des groupes et institutions qu’ils ont fréquentés, ils vivent, pensent et agissent en sociétés.
HD. Vous déconstruisez également un « mythe » fondamental, celui du consentement volontaire de l’individu à une situation…
B. L. Invoquer le libre choix, le consentement volontaire – c’est-à-dire obtenu autrement que par la contrainte directe – est une manière d’effacer la domination en arguant du fait que ce sont les individus eux-mêmes qui « l’ont voulu », qu’on ne les a « pas forcés ». Par exemple, dans le cas du travail le dimanche, ses divers partisans se sont basés sur le fait que des travailleurs eux-mêmes souhaitent travailler ce jour-là, pour gagner plus d’argent afin de se payer des loisirs, nourrir un peu mieux leur famille, etc. Or – et c’est ce que montrent les sociologues qui s’interrogent sur les conditions de ce consentement, de sa genèse –, ces salariés se comportent ainsi car le rapport de forces entre eux et le patronat est tel qu’ils sont convaincus qu’ils ne peuvent pas faire autrement, pour gagner plus, que travailler plus. S’ils étaient convaincus qu’en luttant, ils pouvaient obtenir de gagner plus même en travaillant moins – ce qui est déjà arrivé –, la question se poserait autrement. On peut casser toute protection sociale selon cette logique. Comprendre ce qui est à l’œuvre dans l’état inégal des choses, c’est se donner les moyens, si on le souhaite, de lutter contre cela. On ne peut pas changer le réel si on ne le connaît pas.
HD. Le refus d’expliquer car ce serait excuser, exprimé par des représentants de l’État, ne vient-il pas contredire les principes mêmes de la démocratie ?
B. L. On en est arrivé à un niveau de réflexivité publique extrêmement bas, alors que la politique, dans un cadre démocratique, doit apporter dans une situation de crise du calme et de la réflexion pour l’action. Or les propos du premier ministre à la suite des attentats de novembre 2015 étaient anxiogènes. L’espace médiatique est saturé par des discours qui, quelques jours avant ces crimes, auraient été situés du côté de la droite autoritaire et même de l’extrême droite. Maintenant, « les choses ne sont plus comme avant », et ceux qui s’opposent à la logique guerrière à courte vue sont taxés de laxisme, voire pire. Pour finir, au nom de la défense des valeurs de la démocratie, on instaure un régime qui n’en relève plus.
Par ailleurs, ce refus d’expliquer, qui tient probablement aussi d’une stratégie électorale, reflète la profonde méconnaissance qu’ont les responsables politiques de ce que sont les sciences sociales, quand bien même ils ont suivi des études d’un niveau élevé, ce qui est lié au problème de la formation des élites que nous pointons depuis longtemps. Venant très majoritairement de milieux privilégiés, ayant reçu l’éducation qui va avec, ils ont pourtant les moyens d’avoir accès aux réalités des maux de la société, qu’ils n’ont pas vécus, en s’appuyant sur les recherches de ceux dont c’est le travail de les comprendre. Les sciences sociales s’efforcent d’apporter des éléments pour éclairer le réel et ainsi donner des possibilités d’imaginer des mesures plus rationnelles que la simple logique de guerre, des politiques de longue durée, hors du calendrier électoral… Pour envisager l’utilité des sciences sociales, encore faut-il s’appuyer sur les travaux existants.
Et quand un premier ministre dit qu’il faut arrêter d’expliquer, de s’interroger, c’est antiscolaire, cela va fondamentalement à l’encontre de ce qu’on s’efforce d’apprendre aux enfants, futurs citoyens… Qu’il y ait des « dérapages » de temps en temps, on s’y était presque habitué, mais désormais ce discours est martelé en permanence, et on ne sait pas sur quoi cela va déboucher. Il met aussi en cause un autre principe fondamental de la démocratie : depuis les attentats contre « Charlie Hebdo », on n’a cessé d’invoquer la liberté d’expression, or celle-ci n’est pas seulement la liberté de caricaturer, c’est aussi celle d’examiner, de questionner, et également de contester le pouvoir sur sa façon de définir les choses. C’est cette liberté-là qui est mise en cause progressivement par les autorités, en délégitimant la démarche de connaissance. C’est à la fois antiscientifique et antidémocratique.
« Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue “culture de l’excuse” » de Bernard Lahire. Éditions La Découverte, 2016, 160 pages, 13,50 euros.
Le sociologue Bernard Lahire, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, médaille d’argent du CNRS, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, a souhaité s’adresser au public le plus large avec ce concis essai de combat. S’attachant à déconstruire le mythe de l’« excuse sociologique » de plus en plus diffusé dans l’espace public et permettant les pires confusions, il montre en quoi ce type de discours relève d’une logique à la fois antiscientifique et antidémocratique. La tendance à juger et punir sans comprendre s’étant « déraisonnablement étendue dans la sphère publique », il expose clairement ce que sont les sciences sociales – et ce qu’elles ne sont pas. Et préconise que, participant pleinement des valeurs démocratiques, elles soient intégrées à l’enseignement dès l’école primaire. La diffusion « des sciences qui ont pour objet l’étude des réalités sociales, conclut-il, rendrait la vie plus dure à (l’)ethnocentrisme et (au) mensonge, et permettrait à tous les citoyens d’être plus conscients du monde dans lequel ils vivent, de son caractère historique, et par conséquent des possibilités qu’ils ont de transformer l’ordre des choses ».
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