Le cri des paysans
VENDREDI, 12 FÉVRIER, 2016
HUMANITÉ DIMANCHE
L'éditorial de Patrick le Hyaric. "La France doit prendre l’initiative d’une action pour réajuster la politique agricole commune afin de revenir à des régulations par les prix et des limitations de quantités pour éviter les surproductions, tout en mettant en place un dispositif de protections aux frontières extérieures de l’Union européenne."
De Bruxelles à l’Élysée, va-t-on enfin entendre les cris de souffrance et de détresse qui montent de nos campagnes ? Le drame qui se joue actuellement dans les fermes n’est pas le résultat d’un mystérieux phénomène climatique mais celui de choix politiques et économiques qui obéissent aux cartels internationaux de l’industrie agroalimentaire. Ceux-ci exploitent avec une violence inconnue jusque-là le travail paysan en faisant pression à la baisse sur les prix. Ils saccagent et détruisent en même temps la vie de nos campagnes. Ils poussent à des productions standards. Elles seront malaxées par la suite dans un complexe agro-industriel qui n’a que faire de l’alimentation et de la santé puisqu’il s’agit de préparer de manière industrielle des plats à… manger dans lesquels la « matière première agricole » doit coûter le moins cher possible.
Le système capitaliste n’a eu de cesse de baisser la part alimentaire dans la reproduction de la force de travail pour ne pas avoir à augmenter les salaires des autres travailleurs. Les actuels combats paysans ont partie liée avec toute la société dans la mesure où il est question du pouvoir d’achat de toutes et tous, de l’aménagement et de l’équilibre des territoires, de l’emploi, des équilibres écologiques, de la qualité alimentaire et de la santé. Ce lien entre la qualité de l’alimentation, les conditions de production agricole et la santé humaine est trop sous-estimé. Si ces enjeux étaient traités à leur juste mesure, on sortirait des débats stériles actuels pour considérer la production alimentaire comme une question d’intérêt général. Or, elle n’est traitée que par le petit bout de la lorgnette ou dans le cadre de petits débats politiciens.
Les plans d’urgence qui se succèdent et se ressemblent n’équivalent qu’au traitement d’un cachet d’aspirine pour soigner une maladie mortelle. Celle-ci porte le nom de dérégulation, celle d’un capitalisme mondialisé et financiarisé. Elle affecte tous les pays. Ainsi, en Allemagne, souvent présentée comme un modèle, 50 % des exploitations agricoles sont en grande difficulté. En France, elle est en train de détruire en ce moment même le tiers de notre élevage et les autres tiers risquent de suivre si on n’y met pas un coup d’arrêt. Mais au fond, n’est-ce pas ce qui est recherché pour passer à un autre type d’agriculture qui réponde mieux aux exigences des multinationales du secteur ?
C’est aussi l’objectif du projet du traité de libre-échange transatlantique qu’il faut mettre en échec. Peu leur importe qu’un gigantesque plan social soit en cours. En sortir ne se fera pas à coups de mesurettes ou d’emplâtres comme il en a été pris l’habitude depuis maintenant des années. Une solidarité de combat devrait se nouer au plus vite entre agriculteurs et consommateurs, entre salariés et travailleurs paysans, entre habitants des villes et des campagnes.
L’aspiration grandissante et légitime des consommateurs d’accéder à des aliments de qualité, produits à proximité de chez eux, doit être entendue. Un nouveau pacte pour l’agriculture paysanne, l’alimentation et la santé devrait être recherché. Cela implique de clarifier un certain nombre de données. Cette dramatique situation vient de loin, d’un modèle agricole intensif, surexploitant les travailleurs paysans, qui est désormais dans une crise dont il ne sortira pas sans une métamorphose profonde. D’autre part, les dérégulations européennes et mondiales provoquent une surproduction et une spéculation qui font chuter les prix de base mondiaux. Pour survivre, les agriculteurs sont poussés à produire davantage, ce qui aggrave d’autant l’absence de débouchés et fait baisser les cours.
M. Sarkozy et la droite n’ont que faire de ce cercle vicieux. Ils ont, toute la semaine dernière, répété d’abominables bêtises et mensonges. La crise du lait s’est accélérée comme nous l’avions dit il y a des années avec la fin des quotas laitiers acceptée sous le précédent quinquennat. La loi dite de « modernisation économique », votée par la droite en 2008, donne les pleins pouvoirs aux centrales d’achat, ce que ces politiciens et théoriciens avaient baptisé du nom de la « libération de l’économie ». Ils ont certes libéré les loups pour dévorer les petits paysans. Depuis, les centrales d’achat et de distribution exigent de pomper la moitié de ce que les fournisseurs de l’industrie agroalimentaire touchent au titre du CICE. Les débats sur la compétitivité et la « baisse des charges » n’ont pour objet que d’éviter celui sur la nécessaire rémunération du travail paysan par des prix couvrant les coûts de production et rémunérant le travail. L’expérience confirme qu’il faut tourner le dos à l’actuelle conception de la construction européenne, qui n’est nullement un espace de solidarité et de fraternité, mais un espace organisant la compétition et la concurrence de plus en plus sauvage entre les pays. L’Allemagne ne veut pas appliquer le salaire minimum, qu’elle vient pourtant de créer, aux saisonniers, considérés comme une vulgaire main-d’œuvre à pressurer sans frein pour doper les magnats de son secteur agricole. Adeptes de l’industrialisation de l’agriculture, ils peuvent ainsi gagner des parts de marché dans le monde, au prix de la baisse des cours qui conduit à la mort de petites et moyennes exploitations. Dans ce contexte, les éleveurs français sont poussés vers l’abîme tandis que les secteurs d’aval, transformateurs et grande distribution, ne subissent aucun contrecoup de la crise.
Nous soumettons au débat l’idée de créer un prix d’achat plancher garanti à chaque travailleur paysan pour un quota donné de production, à négocier chaque année dans chaque production agricole avec les organisations de producteurs et les syndicats. Dans un même mouvement, la France doit prendre l’initiative d’une action pour réajuster la politique agricole commune afin de revenir à des régulations par les prix et des limitations de quantités pour éviter les surproductions, tout en mettant en place un dispositif de protections aux frontières extérieures de l’Union européenne afin de combattre les importations anarchiques. Elle doit pousser pour l’organisation d’une conférence mondiale sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, visant à instaurer des mécanismes dissuadant la spéculation sur les produits agricoles et alimentaires et permettant une régulation mondiale des prix. Il est également de la responsabilité des dirigeants européens d’entamer des négociations sérieuses avec la Russie pour sortir de l’absurde embargo actuel, qui a de redoutables conséquences sur la vie de nos fermes. Au-delà, ce sont de nouveaux systèmes de production qu’il faut inventer, économes en énergie, en produits chimiques, en importations. Il faut le faire en association avec nos centres de recherche et les agriculteurs eux-mêmes, qui disposent déjà d’une intelligence collective pour le mieux-être de toutes et de tous. Dans l’immédiat, il est urgent de reporter, voire d’annuler un certain nombre de charges, de demander aux banques, en premier lieu au Crédit agricole, de renégocier les emprunts, d’en abaisser les taux et d’utiliser les moyens juridiques à disposition pour empêcher la fermeture de dizaines de milliers d’exploitations agricoles.
Laisser les marchés et la finance faire la loi revient à abandonnernos territoires et nos filières d’élevage. L’indispensable transition de notre modèle de production et de consommation alimentaire est sacrifiée au détriment du travailleur agricole, du paysan, comme du consommateur, de l’environnement, de l’emploi et d’un aménagement harmonieux des territoires et du visage de la France.
C’est donc bien d’un engagement d’intérêt général qu’il s’agit. Le cri des paysans nous concerne tous !
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