Le temps passe, la justice trépasse
Marie Barbier
Mercredi, 10 Février, 2016
L'Humanité
À Paris et Bobigny, des justiciables, soutenus par leurs avocats, portent plainte pour déni de justice. En cause, les délais déraisonnables, symptôme d’une institution au bord du dépôt de bilan.
Sur les murs du palais de justice de Paris, le long de la Seine, une devise surmonte un cadran solaire : « Hora fugit, stat jus », « Le temps passe, la justice demeure ». Au-dessus des heures figées dans la pierre, le temps lève sa faux… Mais c’est surtout le glaive de la justice qui tarde à se mettre en mouvement, regrettent de nombreux acteurs de l’institution, avocats, magistrats et fonctionnaires, mais aussi de simples citoyens. En cause : le manque de moyens qui allonge considérablement le traitement des dossiers. La justice prud’homale est ainsi particulièrement touchée. À Bobigny (Seine-Saint-Denis), il faut plus de trente mois pour passer devant un juge départiteur, à Paris dix-sept mois, à Marseille et Bordeaux dix-huit mois, là où le Code du travail impose un délai d’un mois. « Si les prud’hommes dysfonctionnent, le droit du travail ne peut être respecté nulle part, dénonce Maude Beckers, du Syndicat des avocats de France (SAF). Comment voulez-vous que les salariés puissent réclamer leurs droits quand leur entreprise sait qu’elle ne sera pas jugée avant cinq ans ? Les gens ne se sentent plus protégés. »
La France déjà condamnée en 2012
Pour tenter de faire avancer les choses, neuf plaignants, soutenus par le SAF, déposent plainte aujourd’hui devant le tribunal de Paris contre l’État pour non-respect de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Son article 6-1 précise que toute procédure doit être examinée « équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable ». C’est déjà pour non-respect de la CEDH que l’État français avait été condamné en 2012 à verser, à soixante et onze plaignants, 400 000 euros de dommages et intérêts. « De quoi payer un greffier pendant seize ans ou un magistrat pendant onze ans, calcule Maude Beckers. Ça nous permet de rappeler à l’État qu’il faut investir en amont plutôt que d’être condamné. » D’autant que les neuf plaintes du jour ne seraient que « les premières d’une série de 200 dossiers », promet le SAF…
Le nouveau garde des Sceaux court lui aussi après le temps. Lors de sa prise de fonction, le 27 janvier, Jean-Jacques Urvoas déclarait : « J’ai quinze mois devant moi qui seront dédiés à une priorité absolue : obtenir des moyens conséquents pour ce ministère ». Et de reconnaître : « Notre justice est en permanence aujourd’hui au bord de l’embolie »… En visite à l’École nationale de la magistrature, vendredi 5 février, François Hollande et le ministre de la Justice ont salué la plus grosse promotion jamais accueillie (lire encadré).
des « dénis de justice » quotidiens au TGI de Bobigny
De nouvelles recrues qui entreront en fonction après deux ans et demi de formation. D’ici là, il faudrait faire preuve de patience. Impossible pour les magistrats, fonctionnaires de justice et avocats du tribunal de Bobigny qui dénoncent les « dénis de justice » quotidiens auxquels ils sont confrontés. Ils organisent une nouvelle action le 15 février pour dénoncer une « justice à la veille du dépôt de bilan ». « Au 1er janvier 2016, toutes causes d’absences confondues (postes non pourvus, maladie…), l’équivalent de 33 postes de magistrat et de 75 postes de fonctionnaire n’étaient pas occupés au sein du TGI de Bobigny, pourtant deuxième juridiction de France », dénoncent-ils. Résultat : les délais s’allongent. Plus d’un an pour une première audience devant le juge aux affaires familiales, celui du surendettement ou le juge d’instance ; plus d’un an aussi pour la mise en place d’une mesure d’assistance éducative… Et ça n’est pas prêt de s’arranger : en janvier, le TGI a décidé de supprimer 20 % de ses audiences, toutes chambres confondues, en raison de ce manque de magistrats. Sur le modèle des actions parisiennes, les avocats du barreau de Bobigny ont donc décidé d’attaquer l’État en justice. Réunis en assemblée générale extraordinaire lundi matin, ils ont convenu d’« engager une action en responsabilité de l’État » en rassemblant, d’ici le 8 mars, des dizaines d’assignations au nom de leurs clients les plus lésés par l’allongement de ces délais, en particulier dans les affaires familiales. Stéphane Campana, bâtonnier des avocats de Seine-Saint-Denis, résume leur objectif : « Que le gardedes Sceaux envoie le Samu judiciaire à ce tribunal dans le coma ».
Hollande tente de rassurer l’institution judiciaire
Le président François Hollande s’est rendu vendredi 5 février à l’École nationale de la magistrature (ENM), à Bordeaux, une première depuis sa création en 1958, pour assister à la prestation de serment de la promotion 2016, la plus importante de l’histoire de l’institution. Le chef de l’État s’est employé à rassurer une institution inquiète de la marginalisation des juges au profit du parquet et surtout du préfet, à l’œuvre dans le projet de loi sur la réforme pénale. « Ce texte n’enlève rien aux attributions de la justice, il assoit au contraire ses prérogatives », a tenté de convaincre le président de la République.
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