Rafael Padilla, dit Chocolat, premier héros populaire noir
Un film de Roschdy Zem, une exposition à la Maison des métallos à Paris et un livre sont consacrés à Chocolat, premier artiste noir français dont l’histoire, occultée, puis oubliée, révèle une part sombre de la nôtre. Entretien avec Gérard Noiriel, auteur du livre et commissaire de l’exposition.
Comment raconter l’histoire d’un homme sans nom ? Vedette de la Belle Époque, Chocolat a révolutionné l’art du clown en inventant le duo de l’auguste et du clown blanc. Pourtant, l’histoire a oublié jusqu’à son vrai patronyme, volontairement effacé des archives. Historien de l’immigration et des classes populaires, Gérard Noiriel mène depuis 2007 un combat pour réhabiliter la mémoire de Rafael, ancien esclave cubain dont la célébrité a occulté la véritable histoire. Alors que la polémique s’enflamme autour de la 88e édition des oscars, accusée d’être « trop blanche », le film Chocolat, joué par Omar Sy et réalisé par Roschdy Zem, est l’aboutissement d’un long chemin pour que les scènes et les écrans reflètent enfin la diversité de la société française. Les parallèles sont nombreux entre l’histoire de Chocolat et la période actuelle, les questions d’identité, les phénomènes de repli et d’exclusion.
Vous travaillez sur le clown Chocolat depuis plusieurs années, quel a été le point de départ ?
Gérard Noiriel En 2007, j’ai démissionné du conseil scientifique de la Cité nationale de l’immigration pour protester contre la création, par Nicolas Sarkozy, d’un ministère de l’Identité nationale. Avec d’autres intellectuels, nous avons créé l’association Daja (des acteurs culturels jusqu’aux chercheurs et aux artistes) pour faire un travail de terrain et rapprocher le monde des sciences sociales de celui des artistes et des militants associatifs. Pour m’adresser aux jeunes et sortir de la vulgate antiraciste, j’ai écrit et joué une conférence théâtrale autour du clown Chocolat, sur lequel on ne savait pratiquement rien. Nous avons alors découvert une histoire incroyable. Dès le début, nous avons senti un grand intérêt de la part des jeunes qui ne vont jamais au théâtre. Ils voulaient connaître la personne qui se cachait derrière le personnage de Chocolat. Je trouve important que ces jeunes puissent s’identifier à des figures de lutte, plutôt que de s’enfermer dans la victimisation.
Vous avez trouvé des biais pour contourner l’absence d’archives et vous vous êtes mis à la place de Chocolat pour vivre les choses de l’intérieur… Une nouvelle manière de faire de l’histoire ?
Gérard Noiriel J’ai toujours défendu la déontologie du métier d’historien : ne rien affirmer sans preuves. Mais alors, on ne fait que l’histoire des vainqueurs. Mon premier livre adoptait le point de vue des dominants sur Chocolat et restait, de fait, dans l’entre-soi. Il fallait que j’aille au-delà. Je me suis inspiré de ce qu’a fait Modiano avec Dora Bruder : il reste proche de ses sources, est honnête avec le lecteur. Chemin faisant, j’ai réalisé qu’en avouant mes doutes, j’étais plus près de la vérité. Notre métier n’est pas de jouer les procureurs mais de permettre au lecteur de se faire une opinion. Les seuls documents en notre possession étaient le livre de Franc-Nohain, les Mémoires de Foottit et Chocolat, et les caricatures de Toulouse-Lautrec qui a dessiné Chocolat en singe avec le slogan du « Nègre battu mais content » pour Félix Potin. Les recherches ont révélé une ambivalence : d’un côté, des commentaires très positifs sur son apport à la vie culturelle française, dépourvus de tout paternalisme ; de l’autre, les stéréotypes racistes. Lui-même ne savait pas s’il était célèbre parce qu’il avait du talent ou parce qu’il caricaturait les Noirs. Je suis convaincu qu’il a été pris dans cette ambivalence. Le ressort consiste à prendre l’histoire de son point de vue.
Vous êtes commissaire d’une exposition qui lui est consacrée à la Maison des métallos. Quelle est l’importance de l’iconographie dans l’histoire de Chocolat ?
Gérard Noiriel Elle permet de retracer les étapes de sa carrière. Avec des panneaux sur Cuba, j’essaie de montrer le rôle de sa culture d’origine dans les innovations qu’il a apportées au cirque. L’exposition montre l’histoire propre à Rafael, son passage à Bilbao, puis son accueil en France. Les lithographies de Toulouse-Lautrec sont contradictoires : il a livré le plus grand nombre de caricatures de Chocolat avec une tête de singe et, en même temps, dessine Chocolat dansant dans un bar, une lithographie qui opère le syncrétisme entre la danse classique et l’influence des minstrels, ces danses d’esclaves interprétées par des Blancs grimés en Noirs, une histoire complètement refoulée en France.
Vous insistez sur le rôle actif de Rafael-Chocolat pour casser les stéréotypes. Par quels moyens résiste-t-il ?
Gérard Noiriel Sa stratégie est de transformer l’étrangeté en familiarité. Il tisse un lien qui permet de faire reculer les stéréotypes à partir de son jeu de scène. Dans notre société, toute forme de résistance qui ne passe pas par l’écrit, le texte, le discours, est invisible. Rafael était analphabète en arrivant en France, il parlait le créole havanais, il a appris le français, mais le seul texte que j’ai retrouvé de lui prouve qu’il ne s’exprimait pas très bien. Dans les films des frères Lumière, contrairement à tout ce qui est dit, on voit une gestuelle de la résistance. C’est vraiment scandaleux de dire qu’il aurait toujours accepté de jouer le rôle du Nègre battu. Quand on regarde la chronologie de ses rôles, on s’aperçoit qu’il les diversifie de plus en plus. Il joue aussi des rôles de femmes avec Foottit, c’est là qu’ils trouvent leur vraie égalité. À l’époque, il n’est pas possible d’inverser les rôles entre le Blanc et le Noir. Foottit était très attiré par les personnages féminins et ils jouent un vaudeville en travestis, se promènent dans Paris habillés en femmes. Ils sont sur un autre registre identitaire, le clivage de la couleur de peau ne joue plus. Chocolat fait ainsi reculer les préjugés à son égard sans que la vision de la société française change. Il y a là un déficit du passage au politique.
Pourquoi un tel décalage entre la célébrité du personnage et les droits bafoués de l’homme ?
Gérard Noiriel Il n’a jamais été considéré comme un Français. À l’époque, Nègre et Français étaient deux termes antinomiques. Il est le seul artiste noir de la scène française, une exception. Comme aujourd’hui, il existe un grand écart entre le discours sur les valeurs républicaines et la réalité. Son surnom, très péjoratif, devient son nom officiel. Il n’a jamais été émancipé, c’était une situation d’esclavage dans une société républicaine. Il n’a pas pu épouser sa compagne, ne pouvait plus quitter le pays sous peine de ne pas pouvoir y revenir. Rafael est un Noir issu de l’esclavage, mais c’est son statut d’immigré qui fait qu’il n’aura jamais de papiers. S’il était resté esclave dans son pays, il aurait eu des papiers. Le paradoxe, c’est qu’il est venu en Europe pour sa liberté et, au final, il n’a jamais été libéré sur le plan juridique.
L’histoire de Rafael montre le passage d’une société libérale à un durcissement avec les lois de 1893. Ce virage de la République peut-il être comparé avec la situation actuelle ?
Gérard Noiriel Quand Rafael arrive en France, dans les années 1880, on ne lui demande pas ses papiers, il n’a pas d’identité. C’est l’époque de la République libérale, des lois de Jules Ferry, on ne connaît pas le nombre d’étrangers en France. La loi de 1893 opère un durcissement. On assiste à la montée de la xénophobie ; les problèmes sociaux s’aggravent. Il y a un déficit de mémoire sur toute l’histoire de la République, sur la construction d’une forteresse, la généalogie de l’identification, les papiers d’identité. Dans mon prochain livre, je voudrais analyser trois dérives de la République : la dérive des lois scélérates à l’époque des attentats anarchistes, qui ressemble pas mal à ce qui se passe aujourd’hui, avec un virage sécuritaire de la République. Une deuxième en 1938-1939, les origines républicaines de Vichy : quand on fabrique des armes qui remettent en cause les libertés publiques, on s’expose aussi à des lendemains douloureux. La troisième dérive se déroule aujourd’hui, avec la déchéance de nationalité.
Vous dites dans le livre que Chocolat a inventé une France nouvelle, celle de la diversité. Êtes-vous optimiste ?
Gérard Noiriel Ce film n’aurait pas été possible il y a dix ans. Il fallait aussi que des gens d’aujourd’hui, comme Roschdy Zem et Omar Sy, accèdent à des positions leur permettant de porter ce projet. Ça a été la clef. C’est cette France qu’ils veulent mettre en avant, parce qu’elle est trop marginalisée. Il faut aussi des héros populaires issus de la diversité, la France ne se résume pas à Jeanne d’Arc et Napoléon ! L’histoire de Chocolat est proche de notre époque, avec des luttes entre racistes et antiracistes. Bien sûr, il ne faut pas nier la montée du Front national et les virages sécuritaires du gouvernement, mais en même temps, la diversité est une réalité au sein des familles. On est passé par différentes phases : d’abord, l’occultation complète de la colonisation et du racisme, puis, après 68, une phase d’extrême dénonciation et, aujourd’hui, nous avons suffisamment de maturité pour assumer cette histoire dans ses contradictions, sans jugement, sans dénonciation frontale. Omar Sy sensibilise un public plus large en mobilisant l’arme du rire.
Oui, mais la présence des Français issus de la diversité au cinéma et au théâtre est encore très faible !
Gérard Noiriel Omar Sy est l’arbre qui cache la forêt. Le problème se pose dans les arts dits nobles, fondés sur la représentation. Plus on va vers les arts populaires, comme la musique, plus l’ouverture est grande. Dans le film, le scénariste a imaginé que Chocolat essaie de devenir acteur de théâtre en jouant Othello, de Shakespeare, c’est faux factuellement, mais vrai sur le fond. On est dans la culture de classe, on veut bien qu’un Noir soit clown mais pas comédien.
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