mercredi 10 février 2016

Les vies brûlées des jeunes chômeurs de Kasserine

Les vies brûlées des jeunes chômeurs de Kasserine

Rosa Moussaoui
Mercredi, 10 Février, 2016
L'Humanité

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REUTERS
Après le soulèvement de janvier, les diplômés chômeurs réclament toujours du travail. À Kasserine, ville du centre-ouest de la Tunisie, ils occupent le siège du gouvernorat. Très affaiblis, des grévistes de la faim menacent l’État d’un suicide collectif. Reportage.
Kasserine (Tunisie), envoyée spéciale. Pour emprunter la route qui monte au siège du gouvernorat, il faut montrer patte blanche. Les soldats armés jusqu’aux dents qui la barrent exigent un laissez-passer. Vieux réflexe qui ne résiste pas aux protestations. D’un air las, les militaires ouvrent finalement le passage. Les hauteurs de la butte offrent une vue splendide sur le mont Chaambi tout proche. Mais les gens de Kasserine ne reconnaissent plus leur montagne : elle est devenue le théâtre de ratissages, de pilonnages à l’arme lourde et même de bombardements depuis que des djihadistes y ont constitué un maquis, en 2012. Dans la cour du gouvernorat, que les chômeurs occupent depuis les violentes émeutes de janvier, des tentes ont été dressées. Elles abritent des grévistes de la faim. Très affaiblis par le jeûne, ils sont étendus entre les amoncellements de couvertures. Le timide soleil de février n’adoucit pas les morsures du froid.


Des familles entières sont là, des enfants chichement fagotés jusqu’aux grands-mères vêtues de foutas traditionnelles. « Bienvenue dans notre prison ! » lance, amer, Walid Harakati, au chômage depuis onze ans, en désignant les soldats qui encerclent les bureaux du gouverneur. Avec ce représentant de l’État, tout dialogue est rompu. Terrible métaphore d’une jeunesse réduite au silence, certains protestataires se sont cousu les lèvres… Plus aucun son ne sort de leur bouche mutilée.
Le 17 janvier dernier, la situation a dégénéré après la mort d’un diplômé chômeur, Ridha Yahiaoui, qui s’était vu refuser son inscription à un concours d’entrée dans la fonction publique. Désespéré, le jeune homme s’est hissé au sommet d’un poteau électrique, aux abords du gouvernorat. Prêt à se suicider par électrocution, il a lâché prise. La chute a été mortelle. La colère de Kasserine, berceau de la révolution tunisienne, s’est répandue dans tous le pays comme une traînée de poudre. Depuis, le calme est revenu. Le couvre-feu décrété par les autorités a été levé. Mais la révolte des chômeurs, qui entendent donner des suites pacifiques à leur mouvement, reste intacte. Au huitième jour de la grève de la faim, de nombreux jeûneurs ont été évacués vers l’hôpital régional. Ils sont encore treize, ici, à revendiquer un emploi public, menaçant de mettre fin à leurs jours. Chez ceux qui tiennent encore debout, le ton est rude, la rage déborde. Nawfel Nasralli a 28 ans. Titulaire d’une maîtrise de mathématiques, il est au chômage depuis cinq ans. Son regard est noyé de désarroi. « Le but de la révolution, au début, c’était la justice sociale. Mais notre révolution a été confisquée par les vieux, les politiciens, les hommes d’affaires, les riches. Pour nous, rien n’a changé, s’emporte-t-il. Je suis fatigué de lutter, de parler. Pour travailler, il faut payer les corrompus et prouver sa loyauté envers l’État. Ils parlent de liberté. Quelle liberté ? Est-ce que la liberté, ça nourrit les hommes ? Les animaux, en Europe, sont mieux traités que nous. Nous voulons du travail, une vie digne, que les choses changent enfin. » Ici, lorsque quelqu’un annonce qu’il travaille, il ajoute toujours la formule consacrée : « Dieu soit loué. » C’est le cas de Hayder, un jeune homme de 24 ans venu en soutien. Barbe fine et visage émacié, il estime que « le système de Ben Ali est toujours en place ». « La Tunisie a changé de président, mais nous en restons exclus, parce que nous sommes rebelles, que nous avons des principes », insiste-t-il. Il est interrompu par des cris. Un attroupement se forme, quelques mètres plus loin. L’un des chômeurs a tenté de se pendre. Des femmes en larmes l’entourent. « C’est comme ça tous les jours », souffle un protestataire. Pour dire « tentative de suicide », il dit, dans un français cassé, « attentat suicide ».

Les jeunes retournent contre eux-mêmes la violence sociale

À Kasserine comme dans tout le pays, c’est le plus souvent contre eux-mêmes que les jeunes chômeurs retournent la violence sociale qu’ils subissent. La plupart sont dans un état de délabrement psychologique effroyable. Le suicide, l’automutilation sont devenus des gestes banals, quotidiens, pour ces jeunes gens aux vies brûlées. Wael El Hadji n’hésite pas à parler de « suicide collectif » d’une génération entière. Il y voit une tragédie contemporaine, qu’il a portée sur les planches dans une pièce de théâtre bientôt à l’affiche à Kasserine, Haemorrhagia. Le jeune metteur en scène pense lui aussi que « la révolution a été confisquée par l’État et, au niveau local, par des administrations qui étouffent tout élan de vie, toute imagination ». « Il n’y a aucune stratégie pour mettre Kasserine sur les rails du développement. Ni au niveau économique ni au niveau culturel. Depuis la révolution, la région n’a connu aucun changement substantiel. Seulement des effets d’annonce et des promesses jamais tenues », fulmine-t-il. Par-delà le chômage, il y a ce sentiment profond de n’être pas écoutés, d’être les objets du mépris d’élites tunisoises qui ont vu dans le nouveau soulèvement de janvier le fait de casseurs, de pillards, de voyous. Au lendemain des émeutes, pourtant, ce sont les jeunes qui ont investi les rues de Kasserine pour nettoyer, réparer les dégâts. « Privés de travail, de loisirs, de couverture santé, ils se sentent oubliés, marginalisés, déconsidérés », constate Oussama Rmili, directeur de la Maison des jeunes, qui a encouragé l’initiative. Cet animateur aux engagements syndicaux affichés a pris la tête de la structure publique au lendemain de la chute de Ben Ali, en 2011. Bâtie à l’extérieur de la ville, au pied du mont Chaambi, la Maison de jeunes de Kasserine est l’une des premières réalisations de la Tunisie indépendante. Bourguiba, pourtant, n’avait pas daigné se déplacer pour son inauguration. Il avait dépêché, pour cela… son ministre de la Défense. Pour Oussama Rmili, la mise au ban de cette région frontalière remonte loin, très loin, jusqu’au soulèvement déclenché par Ali Ben Ghdahem contre le pouvoir beylical et ses exigences fiscales, en 1864. « Fréquents, les mouvements sociaux, les grèves s’expliquent par la pauvreté, le sentiment d’abandon. Il y a eu, en 2011, une prise de conscience des inégalités entre les régions de l’intérieur et les zones côtières, qui drainent les investissements et concentrent l’activité économique. Mais les projets n’avancent pas, faute de financements et de volonté politique », soupire-t-il. Des gestes ont bien été consentis par l’État, pourtant, avec la création d’emplois publics réservés aux jeunes blessés en 2011 par les balles des policiers de Ben Ali. Les effectifs de la Maison des jeunes ont ainsi grimpé à 60 salariés, dont 38 blessés de la révolution, tous rémunérés par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Pléthorique, au regard de la taille de la structure… et socialement dévalorisant pour les employés qui traînent leur ennui sous les coursives enserrant la vaste cour balayée par le vent. Mizouni Abaïdi travaille ici depuis deux ans comme homme à tout faire, peintre, jardinier, gardien, au gré des besoins. À 27 ans, son corps est couvert de longues cicatrices, sur les bras, sur le dos, sur le ventre. Il doit subir encore une nouvelle opération, bientôt. À 200 kilomètres de là, à Sousse : l’hôpital de Kasserine ne dispose pas des équipements nécessaires pour réparer ses ligaments détruits par les balles. « Je soutiens ceux qui se révoltent encore, nos vies ne se sont pas améliorées, tranche-t-il. Cinq ans après la révolution, aucune justice ne m’a été rendue. Mon dossier traîne toujours au tribunal, dans l’attente d’un jugement. » Blessé de la révolution, lui aussi, Hassane Zarrad n’a pas obtenu davantage de réparation. Violemment matraqué en janvier 2011, il a été laissé pour mort par les policiers, côtes, clavicules et phalanges brisées. Aujourd’hui, il regrette que « l’État profite du terrorisme pour mettre la sécurité au premier rang des priorités ». « Le premier ministre nous dit qu’il n’a pas de baguette magique. Il a annoncé le recrutement de 5 000 chômeurs de la région, je n’y crois pas. C’est juste un comprimé pour calmer la fièvre. Mais s’ils ne font rien, ça brûlera de nouveau », prédit-il.

L’état est vu comme une entité lointaine et hostile

Découragés par la dégradation de la situation sécuritaire et par l’enclavement, les investisseurs délaissent la région. Le petit pôle industriel public, autour des trois usines de briques, de plastique et de cellulose, souffre d’un manque chronique d’investissements : il s’est engagé depuis longtemps sur la pente du déclin. Peu valorisées, les activités agricoles n’attirent guère les jeunes diplômés. Dans cette zone économiquement sinistrée, à 35 kilomètres de la frontière algérienne, la contrebande a longtemps tenu lieu de soupape sociale, sous l’étroit contrôle du clan Ben Ali. Produits alimentaires, textile, électronique, électroménager, cigarettes, essence… Très organisé, le trafic fait vivre des familles entières, et les barons de la « contra » sont les premiers employeurs de la région. Ils recrutent de jeunes transporteurs qui acheminent la marchandise, pour 100 dinars (45 euros) l’aller-retour. Mais la lutte antiterroriste pourrait avoir raison de la tolérance des autorités, de part et d’autre de la frontière. Le tour de vis a déjà commencé, avec la multiplication des saisies douanières, les arrestations de contrebandiers et la baisse des taxes sur certains produits. Tunis et Alger envisagent même de créer trois zones de libre-échange frontalières autour de Kasserine, du Kef et de Tozeur, une menace directe pour cette économie parallèle qui a pris, depuis 2011, des proportions démesurées, jusqu’à représenter l’équivalent de 54 % du PIB, selon les autorités tunisiennes.
Tous, ici, désignent l’État comme une entité lointaine, hostile. « Le pays s’est construit depuis la période coloniale sur le mirage d’une Tunisie utile concentrée sur la côte. Ce modèle s’est perpétué après l’indépendance. Le reste du pays est mis à l’écart, appauvri, discriminé », témoigne Amel Rabhi, une responsable de la section locale de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, lauréate du prix Nobel de la paix avec le Quartet pour le dialogue national. Titulaire d’un doctorat en biologie, la militante elle-même connaît le déclassement social : elle enseigne, à 15 kilomètres de Kasserine, dans l’école primaire d’un village de montagne privé de tout, même d’adduction d’eau potable. « Si nous nous en tenons à des révoltes disparates, ponctuelles, éparpillées, nous ne pourrons rien changer. Nous devons nous organiser de façon solidaire, structurer le mouvement de protestation pour nous faire entendre. Il faut tenir, refuser le retour à la normale », insiste-t-elle. L’idée de coordinations régionales de chômeurs fait son chemin. Elle se heurte au caractère spontané et désordonné d’un mouvement qui échappe à la centrale syndicale UGTT et que l’Union des diplômés chômeurs peine à organiser. « Ces jeunes pourtant engagés dans une action politique expriment une profonde défiance vis-à-vis des partis, des syndicats. Ils ne se sentent représentés par personne. Tout lien de confiance est brisé. Mais, paradoxalement, ils reprochent aux responsables politiques et syndicaux leur soutien trop timide », analyse Mohammed Tahar Khadraoui, président de l’association Amal.
Dans la cour du gouvernorat occupée, certains songent à imiter les protestataires de Gafsa. Une partie des chômeurs en lutte y a franchi la frontière pour réclamer l’« asile social » à une Algérie elle-même empêtrée dans d’inextricables difficultés économiques. Les autres ont pris, à pied, le chemin de Tunis. Sur la route reliant Kasserine à Kairouan, à l’ombre des amandiers en fleurs, leur slogan résonne dans tout le pays : « Travail, justice, dignité ».

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