lundi 8 février 2016

Tunisie «La transition politique doit être renforcée par une transition économique et sociale»

Tunisie «La transition politique doit être renforcée par une transition économique et sociale»

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
Jeudi, 4 Février, 2016
Humanité Dimanche

À Tunis, l’historien Habib Kazdaghli est la figure de proue de la résistance aux salafistes qu’il a chassés de l’université de La Manouba dont il est le doyen. Pour lui, faute de réforme économique, les révoltes qui secouent la Tunisie, 5 ans après la chute de la dictature, étaient attendues.
HD. Comment expliquez-vous l’explosion sociale dont les régions intérieures et les quartiers déshérités de Tunis ont été le théâtre ?
Habib Kazdaghli. Une telle explosion sociale était prévisible. Les attentes sont grandes, surtout chez les jeunes diplômés chômeurs. Le taux de chômage, 15 % au niveau national, est multiplié par deux dans la région de Kasserine, qui vit depuis 3 ans sous la pression des groupes terroristes sévissant dans les montagnes voisines. Un tel environnement décourage bien sûr les investisseurs locaux et étrangers. Dès lors, tous les regards se tournent vers la fonction publique déjà bien encombrée par les recrutements du parti islamiste Ennahdha en 2012 et 2013. Les possibilités sont très limitées et n’importe quelle rumeur sur la mauvaise gestion de l’administration devient une étincelle allumant une contestation sociale légitime. De même que les incertitudes et le manque d’encadrement de la contestation peuvent favoriser la manipulation et les instrumentalisations politiciennes de la part de groupes extrémistes légaux ou en lien direct ou indirect avec les terroristes. Précisons que des groupes de jeunes de certains quartiers déshérités de Tunis ont fait l’économie de la phase des manifestations. Ils sont passés directement à la casse et au vol nocturnes dans des magasins bien choisis et ont pris des banques pour cible, ce qui a beaucoup effrayé le reste de la population, même dans ces quartiers pauvres. C’est ce qui a justifié le couvre-feu.
HD. Qu’est-ce qui distingue ces révoltes de celles de 2008 et 2011 ?
H. K. Le fond du mouvement reste le même : c’est une demande d’emploi, une demande légitime d’intégration par le travail, une demande de reconnaissance sociale. La différence, c’est qu’en 2011, le passage du social au politique s’est fait très rapidement à cause de la violence de la réaction policière et du nombre de morts. Cette fois, pour l’essentiel, la contestation est restée foncièrement sociale, la police a gardé son sang-froid et géré les tensions avec patience et professionnalisme. Aucun manifestant n’a été tué par les forces de l’ordre alors qu’un agent de police a été mortellement blessé par des jets de pierres loin de la zone des affrontements. Il est clair que le gouvernement issu d’élections libres s’appuie sur une légitimité qui lui permet de gérer avec lucidité une crise sociale non réglée depuis plusieurs décennies.
HD. Mais dans un contexte économique et sécuritaire plus difficile que jamais (1), quelle est la marge de manœuvre du gouvernement tunisien pour répondre à la désespérance sociale des jeunes privés d’emploi ?
H. K. Il s’agit d’une alerte qu’il faut prendre au sérieux. Les amis de la Tunisie doivent savoir que le succès de la première phase de la transition politique salué par la communauté internationale reste fragile tant que la transition économique et sociale n’est pas sur les rails. Comme ce fut le cas en Grèce, en Espagne et au Portugal au cours des années 1970, la réussite de la transition vers la démocratie en Tunisie aura besoin d’un accompagnement, d’un soutien encore réservé. L’aventure démocratique ­tunisienne est encore fragile, elle ­­ a besoin de convergences plus fermes, à l’intérieur comme à l’extérieur.
HD. Vous êtes un opposant résolu au mélange des genres entre religion et politique. Quel regard portez-vous sur les évolutions du mouvement islamiste tunisien ? Quel est, pour vous, le bilan du passage d’Ennahdha au pouvoir, après les premières élections libres, en 2011 ?
H. K. L’expérience tunisienne prouve qu’aucun mouvement ne peut rester figé, fermé à toute évolution. Au début, le mouvement Ennahdha restait très marqué par ses références pakistanaises et par l’influence des Frères musulmans. Ce parti, dont les cadres ont longtemps croupi dans les geôles de la dictature, se réclamait ouvertement de l’instauration d’un califat ! Une fois au pouvoir, sous la pression de la mobilisation citoyenne, Ennahdha a dû s’adapter à la société tunisienne telle qu’elle était réellement. La veille des forces démocratiques et modernistes n’y est pas étrangère. C’est ce qui explique l’alternance de 2014.
HD. Comment expliquer les fissures dans le camp présidentiel incarné par Nidaa Tounès ?
H. K. La victoire de Nidaa Tounès, en 2014, traduisait un sursaut du camp moderniste, qui avait volé en éclats après la victoire des islamistes, en 2011. Cette force a su, alors, capter un courant démocratique latent, que la gauche, marginalisée, n’a pas su fédérer. Après 20 ans de répression, le courant le plus soudé, le plus organisé, c’était le mouvement islamiste. Il fallait une force capable de le contrebalancer. C’est ainsi que s’est constitué Nidaa Tounès autour de Béji Caïd Essebsi, une figure de l’ère Bourguiba (président de la Tunisie de 1957 à 1987 – NDLR). Dès le lendemain de la victoire, les appétits de pouvoir ont pris le dessus. Ces divisions contribuent au dégoût de la politique, à la perte d’espoir. Or dans cette fragile transition démocratique, le plus grand péril c’est que les citoyens désertent le champ politique… L’adoption d’une Constitution et la tenue d’élections ne met pas un point final à la transition. C’est un processus long. Pour certains pays, cette transition a nécessité des siècles ! Or les Tunisiens sont impatients. D’où la tentation d’un retour à l’ordre ancien. Pour achever cette transition démocratique, les luttes pour les libertés, qui ne connaissent pas de trêve, sont notre meilleur atout.
HD. Le chaos libyen, la menace terroriste peuvent-ils faire trébucher cette transition démocratique ?
H. K. La désespérance s’exprime malheureusement, aujourd’hui, par le fondamentalisme, par Daech. Les groupes terroristes recrutent dans les villages déshérités de l’intérieur, des zones frontalières montagneuses, comme dans la jeunesse des quartiers poudrières des grandes villes nés de l’exode rural. Même la zone côtière n’est pas épargnée : la crise durable du tourisme y a plongé des villes entières dans le chômage. Incontestablement, l’État s’est ­affaibli. Mais l’État tunisien tient encore debout, surtout grâce à ses cadres intermédiaires. Aucun pays ne sort indemne d’un changement de régime. Dans des situations semblables, des États se sont effondrés. Nous devons à tout prix préserver une République civile, pérenne, démocratique. Ancrer la démocratie, apporter des réponses sérieuses à la question sociale, voilà les tâches du moment.
Le chômage des jeunes, une bombe à retardement
La situation demeure tendue sur le plan social en Tunisie où la mort, le 16 janvier, d’un chômeur âgé de 25 ans avait déclenché des manifestations et des affrontements avec les forces de l’ordre à Kasserine, ville pauvre située dans le centre ouest du pays. Le jeune s’était électrocuté en grimpant sur un pylône électrique pour protester contre le retrait de son nom d’une liste d’embauche dans la fonction publique. Le mouvement s’était propagé à de nombreuses autres régions du pays. Les autorités avaient alors réagi en instaurant un couvre-feu sur tout le territoire, le 22 janvier. Cette restriction a été allégée vendredi 29 janvier en raison de « l’amélioration de la situation sécuritaire », a annoncé un communiqué du ministère de l’Intérieur.

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