lundi 8 février 2016

Le 7 février 1986. Les Haïtiens se libèrent de la dictature, pas encore de la dépendance...

Le 7 février 1986. Les Haïtiens se libèrent de la dictature, pas encore de la dépendance...

Cathy Ceïbe
Dimanche, 7 Février, 2016
Humanité Dimanche

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AFP
Expulsé par la révolte populaire, lâché par ses maîtres et soutiens occidentaux, l’héritier dictateur Jean-Claude Duvalier vient de quitter Port-au-Prince. Mise en marche 4 ans plus tôt, l’insurrection, pourtant réprimée dans le sang, est venue à bout de 30 années de règne tyrannique de la dynastie Duvalier. Soutenu jusque-là à bout de bras par Washington, Bébé Doc doit se retirer. Personne n’en veut, sauf Paris qui l’accueille en France pour un exil doré de 25 ans.
En ce mois de février 1986, des rumeurs courent à Port-au-Prince. Bébé Doc se serait enfui du palais national, voisin de la place de la capitale où trônent les statues des héros de l’indépendance d’Haïti. La presse internationale se fait l’écho de ce bouleversement. Mais il n’en est rien. Le dictateur Jean-Claude Duvalier se cramponne au pouvoir. Il déclare à qui veut bien encore l’entendre qu’il n’a qu’un objectif : « Poursuivre (sa) mission de miséricorde. » Mais le discours mystique dont abuse la dynastie tyrannique des Duvalier, au pouvoir depuis 1957, n’a plus prise.
Voilà près de quatre longues années qu’Haïti connaît une vive agitation sociale. Ces derniers mois, les principales villes ont été le théâtre de manifestations contre la vie chère, notamment contre la hausse des prix des produits alimentaires. Les 27 et 28 novembre 1985, des émeutes de la faim éclatent aux Gonaïves. La répression se solde par des tués. Morne répétition d’un quotidien fait de terreur. Miragoâne et Le Petit-Goâve se soulèvent également. En janvier 1986, une grève scolaire paralyse la presque totalité de cette petite nation de la Caraïbe. Même l’Association des industries d’Haïti (ADIH), principale organisation patronale, s’inquiète de ce climat mortifère et plaide auprès du régime pour qu’il fasse preuve de « tolérance et de modération afin d’élargir le débat démocratique si nécessaire à (notre) survie ». Les radios des Églises catholique ou protestante contestataires sont fermées. Le régime s’entête et refuse l’évidence de la détestation. Jean-Claude Duvalier n’est-il pas le « président à vie » d’Haïti, selon la formule consacrée de son père, François Duvalier ?
Mais l’insurrection gagne la capitale. Acculé, lâché par ses soutiens, à commencer par les États-Unis, Bébé Doc est contraint de s’éclipser par la petite porte, le 7 février 1986, lui qui avait été intronisé comme un roi, en juin 1971, par son géniteur. Ce dernier s’était arrogé les pleins pouvoirs à la suite de son élection à la présidence, le 22 septembre 1957. Il a régné depuis d’une main de fer sur cette nation dont l’écrivain, poète et figure politique de la Martinique, Aimé Césaire, aimait à dire qu’elle fut la première République noire à s’être mise debout en proclamant dès 1804 son indépendance et l’abolition de l’esclavage.
Lors de sa désignation, Bébé Doc est âgé de 19 ans. On le dit moins intéressé par la chose politique, publique et institutionnelle, que son prédécesseur. Pourtant, il va parfaitement endosser les habits de son satrape de père. Sur le plan de la corruption comme dans le champ des exactions, Bébé Doc est le digne héritier de Papa Doc – en référence à la profession de médecin de celui-ci. Ce surnom a une importance. Il remonte aux années 1940, lorsque Jean-Claude Duvalier se rend au chevet des victimes de l’épidémie de pian, qui fait des ravages.
« La popularité qu’il retira de cette action fut immense : Papa Doc était né, il saura utiliser ce surnom. La crise politique qui paralysa Haïti au milieu des années 1950 fut un terreau favorable à la propagande populiste du bon docteur : il lança la doctrine “noiriste”, opposant les Noirs (près de 90 % de la population rurale) aux mulâtres, qui formaient l’élite intellectuelle, économique et politique de la société haïtienne depuis l’indépendance. Ce “noirisme” était une sorte de caricature, une perversion du grand mouvement de la négritude alors initié par Césaire, Senghor et Price-Mars, le grand intellectuel haïtien dont la pensée fut détournée par Duvalier », explique l’historien et spécialiste d’Haïti, Marcel Dorigny (1).
En ces temps de rébellions indépendantistes, Papa Doc se réfère au tiers-mondisme. Il s’appuie aussi sur l’Église, qui sera l’un des piliers de son régime, ainsi que sur le vaudou, jouant, là encore, avec les croyances et la religiosité populaires. La mégalomanie de l’homme relève de la pathologie : il est omniprésent ; il est Haïti.
Face à l’armée, dont il craint d’elle un coup d’État, il crée les Volontaires de la sécurité nationale (VSN), la tristement célèbre milice des Tontons macoutes. Ces groupes de choc sèment la terreur dans les villes et les campagnes. Le terrorisme d’État s’applique avec zèle « aux diverses oppositions, celle des partis politiques – les communistes sont désignés comme l’ennemi numéro un –, celle des organisations étudiantes et celle des syndicats de travailleurs (…). Il forcera à l’exil des centaines d’intellectuels et de membres de professions libérales, opposants potentiels, suspectés ou avoués », rappelle le journaliste Christian Rudel (2). Arrestations, tortures, viols, extorsions… la liste des horreurs est longue. On estime que le « duvaliérisme » aurait fait plus de 30 000 victimes durant les 29 années de cet absolutisme sanguinaire et contraint à l’exil un demi-million de personnes.
Bien qu’interdit de briguer un second mandat par la Constitution, François Duvalier repousse l’échéance jusqu’en 1967. Le 14 septembre 1964, lors d’une mascarade de référendum, il s’autodésigne « président à vie ». En 1971, alors agonisant, il impose sa succession, via une consultation populaire qui n’en a que le nom : son rejeton, Jean-Claude, est l’élu.
On ne peut comprendre la longévité de ce despotisme familial sans le replacer dans son contexte : les bouleversements géopolitiques et, singulièrement, la révolution de sa proche voisine, Cuba ; les guérillas de gauche qui se développent sur le continent, considéré par les États-Unis comme sien, sont autant de menaces aux yeux de l’administration américaine. Celle-ci « fut sensible aux premières manifestations de fermeté de Duvalier (…) et pensa qu’elle allait disposer de l’homme capable de remettre de l’ordre dans ce Haïti qui n’avait pas su profiter de son temps de passage sous le protectorat de Washington », dans les années 1920, lorsque les GI occupaient le territoire, analyse Christian Rudel. La première puissance dépêchera sur place une mission militaire pour former l’armée, ainsi que… les Tontons macoutes.
François Duvalier devient alors une pièce maîtresse de l’anticommunisme régional. La Maison-Blanche, qui craint une contagion au lendemain de la victoire de Fidel Castro à La Havane, va couvrir de ses largesses et de sa bienveillance « l’Électrificateur des âmes » d’Haïti, comme s’est autonommé le dictateur qui, le 28 avril 1969, instaure une loi qui punit de mort toute personne suspectée ou accusée d’activités communistes.
Le pays sombre dans une misère sans nom. Le palais regorge, lui, de richesses. L’élite vit dans un luxe insolent. Les capitaux étrangers, qui affluent sur cette terre à la main-d’œuvre presque gratuite, finissent dans les comptes en banque à l’étranger d’une caste crapuleuse et corrompue. « Exaspérées par la répression continue, par les conditions économiques et sociales désastreuses, les masses urbaines et rurales furent de moins en moins sensibles à la propagande “noiriste”, véritable arme pour encourager la “lutte des races” tout en dénonçant la lutte des classes », analyse Marcel Dorigny.
En ce début d’année 1986, donc, le règne des Duvalier sent le soufre. Jean-Claude s’arc-boute. Mais la société haïtienne est grosse de colère. Bébé Doc, qui doit son surnom à Washington, quitte précipitamment Haïti.
On s’interroge encore sur les raisons qui ont prévalu à l’accueil de ce tyran en France, l’ancienne puissance colonisatrice qui a saigné sur le plan financier Haïti qu’elle avait qualifié autrefois de « perle des Caraïbes ». Des zones d’ombre persistent. À l’époque, dit-on, cet exil ne doit être que temporaire. Il durera, en fait, 25 ans ! Bébé Doc coule des jours heureux, un temps en région parisienne, ou sur la Côte d’Azur. Il vit dans un château, roule dans des voitures de luxe. La justice bloque sur un de ses comptes en Suisse quelque 100 millions de dollars d’une fortune illégalement amassée. Mais sans pour autant bouleverser son train de vie de nanti. « Personne ne sait, personne ne peut répondre avec exactitude. 500 millions, 800 millions ou bien, chiffre rond, un milliard de dollars ? Ce dernier chiffre ne serait-il pas exagéré ? Les Duvalier avaient eu 29 ans pour faire fortune, et les paradis fiscaux où repose cette fortune sont muets… » précise le journaliste Christian Rudel. Quoi qu’il en soit, Paris a toujours fait montre de complaisance à l’égard d’un homme pourtant accusé de crimes contre l’humanité par de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme et des milliers d’Haïtiens en exil.
Or, en 2011, à la surprise générale, alors que le pays connaît l’une de ses plus graves crises politiques un an après un terrible séisme, Jean-Claude Duvalier revient, comme si de rien n’était, en Haïti. Son « voyage » ne fait l’objet d’aucun contrôle. Pire encore, il regagne ses terres avec en poche un passeport diplomatique, preuve que les autorités haïtiennes sont elles aussi très généreuses avec le dictateur, l’actuel président et ancien chanteur Michel Martelly en tête.
Sous la pression des collectifs et de personnalités, la justice se penche enfin sur le cas de Bébé Doc. En janvier 2012, elle renvoie le satrape devant un tribunal correctionnel pour détournements de fonds. Mais laisse de côté les plaintes des opposants et des organisations de défense des droits de l’homme. La cour d’appel de Port-au-Prince autorise finalement, le 20 février 2014, l’ouverture d’une nouvelle enquête pour « crimes contre l’humanité ». C’est au terme de cette instruction que la décision devait être prise de le poursuivre ou non.
Pendant ces trois années, le dictateur refuse de comparaître devant les juges et ses victimes. Il ose même encore fanfaronner en déclarant, sans trembler, « avoir fait le maximum pour assurer une vie décente » à ses compatriotes. Il n’aura finalement jamais à répondre de ses crimes : Jean-Claude Duvalier est mort le 4 octobre 2014, à l’âge de 63 ans, d’une crise cardiaque, à Pétionville où il vivait aux côtés de la bourgeoisie nationale, qui a installé ses quartiers sur ces hauteurs de Port-au-Prince.
Encore aujourd’hui, la société haïtienne porte les stigmates du duvaliérisme. Dans les années 1990 et 2000, les mandats de Jean-Bertrand Aristide, prêtre défroqué des bidonvilles qui a sombré dans un népotisme digne de celui de ses prédécesseurs, n’ont rien arrangé. Le pays connaît toujours une crise multidimensionnelle : sociale, économique, politique, institutionnelle. Les interventionnismes de la France et surtout des États-Unis ont réduit la nation de Toussaint Louverture au statut de porte-avions américain et de terre d’accueil pour une kyrielle d’ONG peu scrupuleuses, qui tirent profit de la situation de ce pays, qui figure parmi les plus pauvres de la planète. Port-au-Prince est toujours plongée dans la spirale infernale de la dette, hypothéquant son émancipation de la dépendance dans laquelle on l’a réduite. La population est livrée à elle-même, abandonnée par des élites politiques et économiques qui ne vivent que pour elles-mêmes.

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