Zéro en maths, mais où est donc le problème ?
Entretiens croisés réalisés par Anna Musso
Vendredi, 6 Janvier, 2017
L'Humanité
Table ronde avec Cédric Villani, médaillé Fields, professeur de l’université de Lyon et directeur de l’Institut Henri-Poincaré (CNRS-UPMC), Claire Mathieu, directrice de recherche au CNRS et professeure à l’École normale supérieure de Paris et Jean-Pierre Kahane, académicien des sciences, laboratoire de mathématiques d’Orsay, directeur de la revue Progressistes (1).
Les faits
Renforçant le bilan consternant des rapports précédents, l’enquête internationale Timss sur l’enseignement des mathématiques et des sciences en France fait état d’un niveau très bas des élèves par rapport aux autres pays.
Le contexte
Trois mathématicien-ne-s français de renommée se livrent à une analyse fine de la situation et proposent des alternatives pour résoudre les problèmes de l’enseignement mathématique en France.
Comment interprétez-vous les résultats de la récente enquête internationale Timss, qui n’est pas la première à souligner le mauvais niveau des élèves français en maths ?



Comment expliquer ce paradoxe entre le niveau bas des élèves et le fait que la France détienne tant de mathématicien-ne-s médaillé-e-s et reconnu-e-s internationalement ?
Cédric Villani La France est un pays de paradoxes... C’est aussi un pays où les inégalités dans l’accès aux connaissances sont les plus fortes. Les meilleurs, les plus motivés, ceux qui se retrouvent dans les établissements d’élite, ont accès à des opportunités remarquables. Je me souviens que les chercheurs étrangers étaient souvent stupéfaits quand je décrivais le programme que j’avais suivi en classe préparatoire. Mais ceux qui n’ont pas cette chance se retrouvent souvent pris dans un engrenage où ils accumulent les difficultés, l’incompréhension, l’échec. Cela doit faire partie du projet de société français que de réduire ce fossé. Un autre facteur est le fait que la recherche repose sur de petits groupes de longue tradition et de sensibilités diverses ; alors que l’éducation nationale est un paquebot énorme (incontrôlable, diraient sans doute nombre de ministres), qui accumule réforme après réforme.
Claire Mathieu Le succès de la recherche en mathématiques en France a peu de chose à voir avec son enseignement dans les petites classes et les statistiques sur l’ensemble d’une classe d’âge.
Jean-Pierre Kahane Dans la rencontre des sociétés savantes, il avait été question de l’attitude des élèves à l’égard des mathématiques et de l’école en général. La relation d’un entretien avec les élèves finlandais m’avait frappée. « Aimes-tu l’école ? » « Oui. » « Pourquoi ? » « Parce qu’on y mange bien ! » On peut sourire, mais la réponse porte loin. Mal manger, mal vivre, mal apprendre, tout se tient. La correction des inégalités doit se faire à l’école, mais plus encore dans la société où nous vivons. « Bien manger » n’est pas une attribution prioritaire de notre système scolaire, et je ne crois pas que la cantine ou les biscuits soient la clé d’un redressement. Mais, pour l’avoir vu dans un autre cadre, celui des cantines du personnel à Orsay, bien manger, bien discuter, bien travailler, tout se tient, et ce ne peut être ignoré dans une saine politique universitaire. Je n’en dirai pas plus sur la question des inégalités : c’est une grande question sociale et politique, on doit viser avec l’école de les réduire mais pas de les supprimer.
Comment améliorer le niveau des élèves, soutenir l’enseignement des mathématiques et des sciences de la primaire au lycée, et au-delà ?
Claire Mathieu Que faire pour améliorer l’école ? C’est une question difficile. Payer plus les enseignants aurait évidemment un effet positif significatif. Côté élèves, je me contenterai de citer un vieux professeur d’hypokhâgne au début des années 1950 : « On acquiert tout par le travail, même l’intelligence. »
Cédric Villani Pour améliorer l’enseignement mathématique : plus de synergie entre disciplines, la programmation pour tous, le bon dosage de concept et de jeu, et puis beaucoup de temps, car il en faut... La stratégie nationale sur l’enseignement mathématique, mise au point par le ministère il y a deux ans, allait globalement dans le bon sens ; mais en matière d’enseignement, tout est long et difficile, le diable est dans les détails. Tout demande expérimentation. Au reste, c’est surtout aux enseignants de trouver les bonnes règles ; ce qui compte c’est, je me répète, d’avoir des enseignants motivés et bien dans leur peau. Et donc, un chantier majeur est celui des ressources humaines pour les enseignants. Cela concerne le recrutement, les affectations, les évaluations, les promotions, les expérimentations... dans tous ces secteurs, tout est figé, propre à décourager l’initiative ! Je pense aussi qu’il faudra un jour arriver à l’évaluation par les pairs. Les universitaires le font bien, pourquoi n’accorderait-on pas cette confiance aux enseignants ? Et de façon générale, laisser plus de place aux initiatives locales. Pour finir, je noterai que les deux enseignants qui m’ont le plus marqué et formé étaient ceux qui respectaient le moins le programme. Mais ils étaient motivés et passionnants.
Jean-Pierre Kahane Sur l’enseignement dans les écoles et au collège, je n’ai ni la pratique ni la place ici pour présenter des idées solides. Cependant, et ici j’en reviens aux travaux manuels et aux laboratoires, je crois utile de manipuler des objets pour acquérir les notions d’addition, de soustraction, de multiplication, de division bien avant d’apprendre les règles, les algorithmes, qui permettent de les effectuer. Certes, il est plus facile d’ajouter que de soustraire, de multiplier que de diviser. Mais il serait choquant qu’un élève de CM1 ne sache pas ce que c’est qu’une division, avant même d’apprendre comment faire une division. Les mathématiques sont difficiles, à tous les niveaux, mais elles ont pour vocation d’être simples. Regardez la sphère, rien de plus simple : c’est l’ensemble des points de l’espace qui sont à une distance donnée d’un point donné, son centre. Les enfants connaissent des exemples de sphères : les ballons, les bulles de savon, l’écorce d’une orange. Mais ils ne voient jamais le centre. Comme objet mathématique, la sphère est une merveilleuse abstraction. Merveilleuse, parce qu’à partir de la définition, on peut en obtenir toute la richesse des propriétés d’invariance, de courbure, de relation entre surface et volume, etc. Le nombre entier est une abstraction, simple et difficile, et le calcul en nombres entiers rend compte d’une infinité d’opérations concrètes ; rien d’étonnant qu’il exige beaucoup de travail, à tous les niveaux. Peut-on dans les classes faire apparaître la beauté des mathématiques et pas seulement leur utilité ? Condorcet souhaitait qu’on les enseigne aux enfants très jeunes : « Les chiffres et les lignes parlent plus qu’on ne le croit à leur imagination naissante, et c’est un moyen sûr de l’exercer sans l’égarer. » Condorcet a été un théoricien du progrès, et en particulier d’une égalité des filles et des garçons dans l’éducation. Il ne faut pas laisser le progrès se gripper.
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