mercredi 20 janvier 2016

Comment les inégalités hommes-femmes s’exercent-elles au travail ?

Comment les inégalités hommes-femmes s’exercent-elles au travail ?

Mercredi, 20 Janvier, 2016
L'Humanité

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Photo : Philippe Huguen / AFP
Par Margaret Maruani, directrice de recherche au CNRS, fondatrice du réseau Mage, Anne-Cécile Mailfert, représentante d’Osez le féminisme !, Isabelle Clair, sociologue, chargée de recherche au CNRS et Jacqueline Laufer, sociologue, professeure émérite HEC.
  • La multiplicité des rapports de domination par Isabelle Clair, sociologue, chargée de recherche au CNRS et Jacqueline Laufer, sociologue, professeure émérite HEC
323045 Image 1La division sexuelle du travail et de l’emploi est un objet de recherche central au sein du réseau Marché du travail et genre (Mage). C’est également un objet centralement étudié en France pour comprendre les rapports de domination entre hommes et femmes. Or les transformations qu’ont connues les mondes du travail et le mouvement social au cours des vingt dernières années obligent à s’interroger sur les contours et la place de cet objet de recherche pour comprendre les rapports de domination et les combattre. Nous assistons à des mutations du travail. Prenons quelques exemples contrastés issus de la table ronde que nous avions organisée pour le colloque des vingt ans du Mage. Tout d’abord, les emplois de « service à la personne » : massivement occupés par des femmes peu ou pas qualifiées souvent issues de migrations postcoloniales, ces emplois interrogent les notions mêmes de travail et d’emploi en raison de leur grande proximité avec le travail domestique et du morcellement extrême du temps de travail auquel ils exposent. À l’autre bout du spectre, on trouve du côté de l’ensemble hétéroclite des hackers une « éthique » du travail inédite, susceptible de contester les ordres hiérarchiques à l’œuvre dans l’entreprise : cette éthique conduit-elle à des transformations dans les rapports de domination entre hommes et femmes au travail ? Ou bien tend-elle à les perpétuer, sous de nouvelles formes ? Dans ces deux cas, comme dans d’autres, la précarisation de l’emploi ou la remise en cause de formes d’organisation anciennes oblige à renouveler les enquêtes ainsi que les catégories de pensée capables d’en rendre compte. L’approche dite « intersectionnelle » constitue à cet égard un renouvellement majeur en ce qu’elle permet de penser ensemble les oppressions multiples.
323045 Image 0On constate une multiplicité des rapports de domination. La recherche féministe, dont le Mage est en France l’un des principaux réseaux, s’est construite contre une pensée de la société exclusivement attentive aux rapports de classe : proche de théories critiques plus anciennes (marxistes notamment), elle a montré que le rapport social de sexe structurait un autre ordre hiérarchique fondamental, que la classe ne pouvait expliquer. Oublier le rapport social de sexe revenait à oublier « la moitié de l’humanité ». Le revendiquer, c’était contrer des décennies d’occultation dans la recherche en sciences sociales. Depuis, c’est la recherche féministe qui à son tour a été critiquée, en interne : parce qu’elle s’est souvent montrée aveugle à la couleur (et donc au rapport social structuré par le racisme), à la sexualité (et donc au rapport social structuré par l’injonction à l’hétérosexualité), à l’histoire coloniale de la France (et donc aux rapports sociaux structurés par la nationalité ou encore la religion), etc. Ces diverses interpellations, toujours en cours, portées dans la recherche à partir de voix émergentes dans le mouvement social, ont rendu plus difficile de seulement parler « des femmes », sans plus de précision ; elles ont mis l’accent sur les hiérarchies entre femmes et sur la multiplicité des rapports de domination à l’intersection desquelles se définissent les vies et se contestent les ordres existants. Prendre en compte cette multiplicité, c’est regarder les mondes du travail avec de nouveaux yeux, c’est mettre en lien des problèmes qui ne l’étaient pas jusqu’à présent, c’est faire émerger des figures et des expériences longtemps occultées dans l’analyse. C’est continuer à décloisonner une analyse du travail fondée sur les seuls rapports de production.

  • La division sexuelle nous renseigne sur notre société par Margaret Maruani, directrice de recherche au CNRS
323045 Image 2«Je travaille, donc je suis », tel est le titre du colloque que nous avons organisé le 4 décembre 2015 en Sorbonne. Mais c’est avant tout l’hypothèse fondatrice du réseau Mage et le fil conducteur de nos travaux depuis vingt ans : mettre le marché du travail au centre de la réflexion sur les rapports sociaux de sexe et la domination masculine. Car précisément la place des hommes et des femmes dans le monde du travail ne nous dit pas leur seule position professionnelle. C’est une clé pour comprendre le statut de l’un et l’autre sexe dans la société. Notre objectif n’a pas varié depuis vingt ans. Il pourrait se résumer en quelques mots : montrer les vertus heuristiques d’une lecture sexuée du monde du travail. Le prisme du genre n’est pas un supplément d’âme. En oubliant le genre, ce n’est pas seulement de l’information que l’on perd, c’est de la connaissance que l’on déforme. Au fond, nous défendons deux idées différentes mais indissociables : la pertinence durable de la question du genre pour l’analyse du monde du travail, d’une part ; la centralité du travail dans les sciences humaines et sociales, et en particulier dans les études de genre, d’autre part.
Le travail, l’emploi, le chômage ne sont pas des objets désuets. Serait-ce secondaire ou accessoire de traiter du chômage et du sous-emploi, de la précarité et de la pauvreté laborieuse, des écarts de salaire et de retraite, des discriminations racistes et du harcèlement sexuel au travail ? De l’évolution des métiers et de l’avenir du salariat ? Nous ne le pensons pas. Ces thèmes sont au cœur de la question sociale et nous intéressent pour cette raison. Ce sont également des interrogations centrales pour qui s’intéresse à l’égalité entre hommes et femmes, pour qui se penche sur les clivages et hiérarchies de genre, de classe et de race qui traversent et façonnent la société.
Toute l’histoire du travail est une histoire économique et sociale, mais aussi culturelle et idéologique. Chaque société, chaque époque, chaque culture produit ses formes de travail féminin et masculin et sécrète ses images et ses représentations. L’activité laborieuse est à la fois une réalité économique et une construction sociale. Les fluctuations de l’emploi des femmes et des hommes, les mouvements de la division sexuelle du travail nous renseignent sur l’état d’une société : sur le fonctionnement du marché de l’emploi, sur la place du travail dans le système de valeurs, sur le statut du deuxième sexe et sur les rapports entre hommes et femmes. Dans cette perspective, traiter du travail des femmes, c’est traiter du travail, des femmes, mais aussi des hommes et de la société. Le poids, la valeur et l’image du travail des femmes ne nous parlent pas seulement du travail, des femmes et des rapports entre hommes et femmes. Ils nous disent, tout simplement, dans quel genre de société nous vivons.
Derniers ouvrages parus : Travail et genre dans le monde, l’état des savoirs (dir.), La Découverte, 2013 ; Un siècle de travail des femmes en France, 1901-2011 (avec Monique Meron), La Découverte, 2012 ; Travail et emploi des femmes, La Découverte, coll. « Repères », édition actualisée 2011.
  • Le pouvoir patriarcal par Anne-Cécile Mailfert, représentante d’Osez le féminisme !
323045 Image 3Pour comprendre l’enjeu des inégalités femmes-hommes au travail, il faut comprendre ce qu’est être une femme dans le monde professionnel. Être une femme qui travaille, c’est être suspecte. Suspectée d’être une mère qui choisit ses enfants au détriment de l’entreprise et qui s’en absente pour aller les chercher à l’école, les soigner ou pour congé maternité. Ou à l’inverse suspectée d’être une mauvaise mère qui préfère son travail à ses enfants si elle s’investit trop. Suspectée d’utiliser ses prétendus « atouts féminins » pour réussir (la fameuse « promotion canapé », qui en réalité s’apparente le plus souvent à des faits de harcèlement sexuel caractérisé). Suspectée de ne pas avoir suffisamment travaillé à l’école puisqu’elle exerce un métier dit féminisé, donc dévalué socialement (comme hôtesse de caisse). Suspectée d’être trop émotive pour résister à la pression induite par les responsabilités qu’elle assume, de ne pas assez se battre si elle réussit moins que ses pairs hommes ou au contraire, suspectée d’être une « garce » froide, manipulatrice, directive, ambitieuse, castratrice même, si elle réussit mieux. Peu importent ses compétences, ses diplômes, son expérience, ses choix, une femme dans le monde du travail sera toujours coupable de quelque chose, et elle le paiera. Cela se traduit par de réelles inégalités dont témoignent les statistiques : écarts de salaire, temps partiels subis, métiers dits féminisés, absence de femmes dans certaines professions et à certains niveaux de responsabilité, etc. Cela se manifeste par le sexisme, qui s’exerce dans un continuum de violences : de la prétendue « simple remarque » sur une attitude, une tenue, jusqu’aux délits (agressions sexuelles, harcèlement moral et sexuel) et au crime (le viol). Une enquête menée en 2013 par le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle auprès de 15 000 salarié-e-s de neuf grandes entreprises révèle que 80 % des femmes interrogées sont régulièrement confrontées à des attitudes ou décisions sexistes. Il n’est pas étonnant alors de constater que l’égalité professionnelle ne progresse pas, malgré des avancées législatives (bien mises à mal, il faut le dire, par la loi sur la modernisation du dialogue social, dite loi Rebsamen). Comment peut-on sérieusement envisager la lutte contre les inégalités professionnelles tant qu’un tel chantage pèse sur les épaules des femmes ? « Je te recrute si tu promets de ne pas avoir d’enfants », « je t’augmente si tu acceptes de coucher avec moi », etc. Très récemment encore, l’animatrice de télévision Sidonie Bonnec a courageusement dénoncé, lors de l’émission C à vous, les avances à caractère sexuel qui lui ont été faites de la part de producteurs, avec représailles à la clé en cas de refus. Si elle a pu le faire, qu’en est-il de ces millions de femmes qui subissent, au quotidien, dans le silence ?
Le monde du travail est à l’image de la société : patriarcal. Le pouvoir y est masculin, et les femmes, qu’elles soient employées, cadres supérieures, fonctionnaires ou travaillant dans le privé, n’y sont que tolérées, à un certain prix, et en paient (lourdement parfois) les conséquences. Si la cause est le patriarcat, comment créer un rapport de force favorable aux femmes ? Les inégalités ne doivent pas rester impunies ! Quand des entreprises font le choix de payer moins les femmes, de fermer les yeux sur les agissements sexistes et violents dans leurs murs, des sanctions s’imposent.Les pouvoirs publics, de par les services d’inspection du travail qu’ils gèrent, de par les obligations légales qu’ils définissent et auxquelles sont assujettis les employeurs (comme la médecine du travail, entre autres), ont les moyens concrets d’agir contre les inégalités dans le monde du travail. « Quand on veut, on peut », et tant que les pouvoirs publics ne le voudront pas vraiment, les inégalités demeureront. Que faire ? Dénoncer, s’indigner, agir, interpeller : militer.

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