jeudi 21 janvier 2016

Lesbos. Les bénévoles en première ligne

Lesbos. Les bénévoles en première ligne

Gwenaelle Lenoir
Jeudi, 21 Janvier, 2016
L'Humanité

323106 Image 0

17 NOVEMBRE 2015. SUR UNE PLAGE DE LESBOS, LES BÉNÉVOLES VIENNENT AU SECOURS DES MIGRANTS. CETTE NUIT-LÀ, HUIT PARMI CES DERNIERS ONT TROUVÉ LA MORT EN MER.
Photo : Bulent Kilic/AFP
Les volontaires viennent des quatre coins du monde pour aider les migrants qui échouent sur les plages de l’île grecque.

 

Lesbos (Grèce), correspondance.
Un coup de sifflet et Costas le pêcheur entre en trombe dans le café pour annoncer : « Un bateau dans les rochers ! », avant de ressortir. Une quinzaine de personnes se précipitent à sa suite. Derrière la digue, étouffés par le vent et les vagues qui frappent, montent des cris. C’est une nuit sans lune, la mer est noire et mauvaise. Des talkies-walkies crachotent, des renforts arrivent, silhouettes en ciré, lampes frontales allumées. Un canot gonflable bute contre les rocs. Des corps engoncés dans des gilets de sauvetage gris ou rouges s’agitent, manquant de faire verser l’esquif. Des visages affolés et trempés dansent dans le faisceau des torches. Des « doucement, du calme » fusent en grec, en anglais, en arabe, en farsi. Des enfants passent de bras en bras, puis des femmes et des hommes sont extirpés du canot et enveloppés dans des couvertures de survie argentées. Ces réfugiés-là sont afghans, ils viennent de la côte turque, en face, à 7 kilomètres à peine de l’île grecque de Lesbos.
 

Sur chaque esquif, entre quarante-cinq et cinquante-cinq personnes

Ceux qui les secourent sont grecs, espagnols, suédois, libanais, norvégiens, palestiniens d’Israël, sud-africains. Tous volontaires et bénévoles. Ils habitent le village ou sont venus sur leurs propres deniers pour une semaine, douze jours ou trois mois, prenant des congés sans solde ou des vacances.
Skala Sikaminias, charmant port de la côte septentrionale de Lesbos, est une des principales portes d’entrée de l’Europe. C’est ici, sur les plages de galets gris encadrées de falaises, qu’échouent des milliers d’enfants, de femmes, d’hommes et de vieillards. En 2015, 500 000 réfugiés ont débarqué à Lesbos, qui cumule plus de 300 kilomètres de littoral. Depuis des mois, les volontaires et les ONG sont en première ligne pour accueillir les migrants. Jusqu’au déploiement en ce début d’année de gardes-frontières de l’agence européenne de surveillance des frontières Frontex, ils travaillaient en bonne intelligence avec les autorités locales et la police grecque. La situation s’est brutalement tendue le 14 janvier avec l’arrestation de cinq bénévoles accusés d’« aide à l’entrée de migrants irréguliers ».
Par beau temps, les volontaires, jumelles en main, voient tous les jours plus d’une centaine d’embarcations traverser le détroit. Une trentaine par mauvais temps. Sur chaque esquif, si chargé qu’il se maintient à 10 ou 20 centimètres des flots, entre quarante-cinq et cinquante-cinq personnes. Quand les guetteurs repèrent un canot, ils préviennent leur groupe par talkie-walkie, par téléphone ou, pour les plus mal outillés, en s’arrachant les cordes vocales. Avant d’agiter frénétiquement des gilets orange abandonnés sur la grève par les réfugiés précédents. Il faut à tout prix que les bateaux évitent les rochers. Lena Marmarinou, femme de pêcheur, se dit soulagée par la présence des volontaires grecs et étrangers : « Jusqu’à début septembre, nous nous sentions bien seuls. Nous vidions nos armoires pour donner des vêtements secs et nos placards pour offrir une tasse de thé ou une bouteille d’eau, mais nous étions épuisés, débordés et démoralisés. »
« Certains jugent que nous faisons le travail de l’État, explique Phavos, jeune pianiste classique venu d’Athènes. C’est vrai, mais si nous ne le faisions pas, l’État n’interviendrait pas pour autant. » Les secours d’urgence se sont organisés. Un minuscule camp a été monté presque sur la plage, où les réfugiés reçoivent des vêtements secs, des sandwichs, un verre de thé ou de soupe inlassablement préparée par celui que tous appellent « le Malaisien », qui a dépensé toutes ses économies pour un séjour de trois mois à Skala Sikaminias. Un bus-bibliothèque a été transformé en clinique où officie Mickaël, médecin sud-africain. Il administre les premiers soins, comme Wessam, Palestinien d’Israël, qui court de bateau en bateau, son sac rempli de médicaments sur le dos.

Oscar a décidé de « venir faire ce qu’il sait faire, sauver des vies »

Ce soir-là, il soigne les pieds martyrisés de Fiorella Crotti, Argentine de 28 ans, spécialiste du sauvetage en mer. Elle a rejoint Proactiva, une association fondée en septembre par un secouriste de Barcelone, Oscar Camps. Celui-ci a décidé de « venir faire ce qu’il sait faire, sauver des vies ». Vite à court d’argent, il a fait appel à son réseau de collègues et à des donateurs. Il a récupéré un des moins mauvais dinghys pour quadriller les flots. « Je suis fière de notre équipe, sourit Fiorella. Je suis aussi très en colère. Que font nos États ? Que fait l’Europe ? »
Le nom de Frontex fait hausser les épaules. Phanos le pêcheur, le mari de Lena, a remorqué plus de quarante canots depuis juin. « Parfois, les réfugiés me lancent leurs bébés par-dessus les flots, raconte-t-il. C’est très risqué, leur embarcation peut chavirer, et la mienne aussi. » À chaque sauvetage, il perd une journée de pêche. Mais il continue, au nom de l’histoire de ses grands-parents. Chassés de Turquie en 1922 lors d’une vaste épuration ethnique des deux côtés de la mer Égée, ils ont débarqué à Skala Sikaminias sans un sou, avec beaucoup d’autres. La mémoire, ici, est vivace.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire