lundi 9 mai 2016

Loi travail. Quand les colères cherchent l'union

Loi travail. Quand les colères cherchent l'union

CYPRIEN BOGANDA ET dominique sicot
Vendredi, 6 Mai, 2016
Humanité Dimanche

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Lors des manifestations du 1er Mai, la lutte contre la loi travail était bien évidemment en première ligne, comme ici à Marseille.
Photo : AFP
Sous toutes ses formes, la lutte contre la loi El Khomri dure maintenant depuis deux mois. Acculé, le gouvernement manie la violence et la répression. Alors que le débat s'ouvre à l'Assemblée nationale, l'enjeu est désormais d'aller au-delà des limites auxquelles se heurte la mobilisation et de bâtir sur des colères encore dispersées une force unie avec un objectif commun : le retrait.
Révélé par la presse le 17 février, l'avant-projet de loi El Khomri a attisé les colères. Primauté des accords d'entreprise sur ceux de branche et sur la loi, dérégulation maximale du temps de travail, facilitation du licenciement économique, barème préétabli des indemnités prud'homales en cas de licenciement illégal, référendum d'entreprise pour contourner l'avis des syndicats majoritaires... Une véritable provocation pour ceux qui vivent ­ ou voudraient vivre ­ de leur travail, pour tous les jeunes qui voudront le faire demain. En quelques jours, la contestation s'est organisée, multiforme et bouillonnante.

PÉTITION, GRÈVES, MANIFESTATIONS ET NUIT DEBOUT...

Une pétition en ligne, à l'initiative de syndicalistes et de militants associatifs dont Caroline de Haas, a dépassé rapidement le million de signataires. Sur YouTube, un collectif met en ligne les témoignages de jeunes salariés sur la dureté de leurs conditions de travail et l'arbitraire qu'ils subissent de la part de débat sur le modèle d'emploi à promouvoir.
Tous clament : « On vaut mieux que ça ! » Des lycées et des universités sont entrés rapidement en action. Une intersyndicale, alliant organisations de salariés (CFT, FO, FSU, Solidaires) et de jeunesse (UNEF, UNL, FIDL), s'est constituée, appelant à quatre reprises déjà à des manifestations et grèves dans tout le pays (9 mars, 31 mars, 9 avril, 28 avril) pour le retrait du texte. La même intersyndicale a porté les cortèges du 1er Mai (70 000 manifestants à Paris selon la CGT, 4 à 5 fois plus qu'en 2015). Et prévoyait un rassemblement devant l'Assemblée nationale le 3 mai, date de début d'examen du proj et de loi (de son côté, la CFE-CGC appelait également à un rassemblement). Enfin, depuis la fin de la manifestation du 31 mars, la place de la République, à Paris, est occupée chaque jour par le mouvement Nuit debout, l'idée a essaimé ensuite dans plusieurs villes de France.
À l'occasion des mobilisations interprofessionnelles contre le projet de loi, se sont retrouvés des salariés de tous secteurs et de tous âges, du privé comme du public, ceux qui ont déjà servi de cobayes aux déréglementations que le projet de loi entend banaliser et généraliser, ceux qui savent que demain viendra leur tour : femmes de chambre des hôtels payées à la tâche, salariés de PSA et Renault sous pression des accords de compétitivité, employés du commerce priés de bosser le dimanche et de l'approuver gentiment par référendum, employés de banque confrontés aux fermetures d'agences, cheminots promis à la libéralisation totale du rail (voir page 22), hospitaliers et enseignants harassés, précaires, intermittents, chômeurs... Les combats en cours, ici et là, en sont devenus pour tous plus visibles.

COMME UN PLAFOND DE VERRE

Sous toutes ses formes, la lutte dure depuis deux mois. « La mobilisation est désormais ancrée dans le pays », constate un communiqué de la Confédération CGT du 28 avril. Sans pourtant parvenir, semble-t-il, à dépasser une sorte de plafond de verre. Les manifestations syndicales, toujours fournies, ont pourtant réuni moins de monde le 28 avril que le 31 mars, jour où les foules furent les plus denses (le 28 avril sur toute la France, 170 000 selon la police et 500 000 selon la CGT, le 31 mars ces chiffres étaient respectivement de 390 000 et 1,2 million). L'idée de grève reconductible, très débattue au dernier congrès de la CGT (du 18 au 22 avril) n'a pas pour l'instant entraîné d'application sur le terrain. Les militants sont toujours là mais, pour d'autres, il n'est pas si simple de perdre plusieurs jours de salaire, d'oser s'afficher gréviste dans une petite entreprise. Pour beaucoup, après trop de reculs sociaux, le plus dur peut-être est d'imaginer qu'une victoire est possible.
La pétition en ligne pour exiger le retrait du texte plafonne elle aussi autour de 1,3 million de signatures.
En gros le niveau le plus haut des manifestations. Le peu de temps et l'engagement moindre que requiert une signature en ligne n'ont pas permis de faire sauter tous les verrous. Entre salariés, privés d'emploi, étudiants... plus de 30 millions de personnes sont pourtant très directement concernées par la loi. Et les enquêtes d'opinion montrent inlassablement qu'une majorité des sondés sont hostiles à la loi et favorables aux manifestants.

DES COLÈRES IRRÉCONCILIABLES ?

Entre les participants aux différentes formes de mobilisation, se comprendre n'est pas toujours facile. En témoignent les relations entre les participants à Nuit debout et les syndicats. Une grande majorité se méfie de toutes les organisations, syndicales ou politiques. Le petit groupe, baptisé Convergence des luttes ­ dont des intermittents, des syndicalistes de Goodyear ou d'Air France, autour de François Ruffin (réalisateur du film « Merci patron ! » et rédacteur en chef de « Fakir ») et Frédéric Lordon (économiste et sociologue) ­, à l'origine de l'appel initial à l'occupation de la place de la République le 31 mars, prône maintenant un rapprochement avec les syndicats et des appels à la grève générale. Et un recentrage, dans l'immédiat, sur la lutte contre la loi El Khomri. Mais il n'est pas sûr que ce point de vue soit largement partagé par les participants, dont certains contestent la légitimité de Convergence des luttes et estiment que c'est, bien au-delà, le changement de société qui est le sujet.
Le langage est aussi souvent un obstacle au rapprochement. Après avoir beaucoup répété la formule choc « Nous ne revendiquons rien », Frédéric Lordon explique (dans un entretien au journal barcelonais « El Critic », 23 avril, repris sur son blog du « Monde diplomatique ») : « Je me suis rendu compte post festum (après coup ­ NDLR) qu'elle avait créé toute une série de malentendus. » Précisant : « Il est tout à fait évident qu'il ne s'agit nullement de déclarer caduques les luttes revendicatives là où elles ont lieu. (...) Mais il s'agit d'attirer l'attention sur le fait que les revendications, par construction, viennent s'exprimer dans un cadre qui lui-même demeure inquestionné... et cela alors même que ce cadre dessine les conditions de possibilité (ou d'impossibilité) de certaines revendications. » Pas sûr que cela passe mieux...
Plus profondément, comme le remarque le sociologue Geoffroy de Lagasnerie (« le Monde », 28 avril), Nuit debout utilise « la rhétorique des "citoyens", parle de "peuple" » ­ les mêmes concepts qu'utilisent les politiques qu'elle rejette ­, estimant que face au néolibéralisme qui atomiserait, il faudrait reconstruire du « commun ». Les syndicats en pointe aujourd'hui dans la lutte contre la loi El Khomri, et tout particulièrement la CGT, ont en revanche une grille de lecture du système capitaliste reposant sur les classes sociales et leur affrontement.

LE PIÈGE DE LA VIOLENCE

Exacerbation de colères qui ne parviennent à se donner un objectif ? Groupes autonomes choisissant délibérément la violence comme mode d'expression ? Manipulations ? Rien n'est clair. Mais c'est à croire qu'ils n'attendaient que ça ! Le gouvernement et les médias dominants se sont empressés de monter en épingle les violences émaillant les manifestations, afin de discréditer le mouvement social. Une petite minorité de casseurs cagoulés (ils étaient environ 300 le 28 avril, selon les chiffres fournis par la préfecture de police de Paris) viennent régulièrement défier les forces de l'ordre en tête de cortège. Les images des affrontements tournent en boucle dans les médias, monopolisant quasiment tout le temps d'antenne consacré aux manifestations. Le « Parisien » n'a pas hésité à parler de « guérilla » urbaine dans un dossier de « une » paru le 29 avril, racoleur à souhait (voir images ci-contre).
Pour de nombreux médias, cette violence témoigne d'une « radicalisation » du mouvement social dans son ensemble, proportionnelle à son incapacité à faire plier le gouvernement. Une analyse d'autant plus absurde que, de l'aveu même des fonctionnaires de police interrogés par ces mêmes médias, les motivations des casseurs n'ont rien à voir avec la loi travail... Le gouvernement saute quant à lui sur l'occasion pour criminaliser l'action syndicale et sommer les organisations de se désolidariser des fauteurs de troubles.
Le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, n'a pas hésité à pointer les organisateurs des manifestations, coupables au mieux d'irresponsabilité, au pire de complaisance. La CGT est particulièrement visée, en raison d'une affiche publiée par un de ses syndicats (Info'com) sur son site Internet quelques jours avant son dernier congrès, qui dénonçait les violences policières avec une formule choc (« La police doit protéger les citoyens et non les frapper »). « Entre la violence des mots et la violence des actes, il y a un lien », lance la ministre Laurence Rossignol, sous-entendant ainsi que les casseurs auraient été incités à passer à l'acte après avoir lu l'affiche ! On n'a pas vu, en revanche, le gouvernement monter au créneau lorsque les CRS ont dispersé les participants de Nuit debout place de la République, le soir du 28 avril, à grands coups de matraque et de lacrymo... Ni contre les méthodes musclées utilisées le 1er mai à Paris contre un cortège pacifique et familial.
Cette criminalisation du mouvement social ne se reflète pas uniquement dans les déclarations de membres du gouvernement. Elle transparaît dans le pilonnage judiciaire subi par les militants partout en France depuis plusieurs mois. Sept salariés de PSA Rennes viennent d'être condamnés à de la prison (l'un d'entre eux écope même de deux mois ferme) dans le cadre de leur participation à la manifestation du 31 mars. Lors de la journée d'action du 28 avril, deux syndica listes ont été arrêtés à Saint-Denis, dont le sociologue Nicolas Jounin (auteur, notamment de « Chantier interdit au public »).
Les attaques contre le monde du travail ne datent pas de la mobilisation contre la loi El Khomri. Le quinquennat de François Hollande a été riche en condamnations de salariés, entre le fameux procès de la chemise arrachée à Air France et la condamnation à deux ans de prison des huit anciens de chez Goodyear Amiens pour avoir retenu (et sans aucune violence) leurs patrons.

GAGNER TOUS ENSEMBLE

Confronté à une répression accrue, le mouvement anti-loi travail a néanmoins plusieurs cartes à jouer. Il peut s'appuyer sur les quelques points déjà marqués. Le gouvernement a dû lâcher un peu de lest sur des mesures symboliques, telles que le déverrouillage total du temps de travail ou le plafonnement des indemnités prud'homales (qui ne serait plus qu'indicatif). Pour tenter de contenir l'incendie, l'Élysée a également cédé à quel ques revendications portées depuis longtemps par les syndicats. Plu sieurs mesures en faveur des jeunes ont été annoncées (garantie jeunes, aide à la recherche du premier em ploi, etc.) et l'inscription dans la loi du principe d'une taxation des CDD de courte durée a été actée. Bien sûr, cette dernière relève en partie de la poudre aux yeux, puisque le montant précis de la taxation est renvoyé à la négociation entre syndicats et patronat. Mais cela prouve néanmoins que le gouvernement cherche à calmer la colère. Enfin, un accord a fini par être trouvé sur l'épineuse question des intermittents (voir ci-contre). En faisant des concessions, le gouvernement cherche bien sûr à fissurer le front de la contestation sociale. Pour l'instant, cela n'a fonctionné qu'en partie. Les miettes lâchées sur la loi travail ont suffi à satisfaire la direction de la CFDT, partenaire privilégié de l'Élysée depuis le début du quinquennat. Mais elles n'ont pas calmé l'ardeur des militants CFDTistes les plus hostiles au projet, qui continuent de participer aux défilés au grand dam de leurs dirigeants.
Surtout, l'intersyndicale mise en place au début du mouvement (voir plus haut) tient toujours le choc, structurée autour du couple CGT FO. Les deux syndicats ont défilé côte à côte le 1er mai dernier, une grande première depuis 2009... Même si le nombre de manifestants tend à diminuer, le mouvement est toujours soutenu par une opinion publique majoritairement hostile à la casse du Code du travail. 56 % des sondés approuvaient par exemple la mobilisation du 31 mars, dont une majorité écrasante d'ouvriers (70 %) et de per sonnes peu diplômées (65 %). Plus de 7 Français sur 10 restent opposés au texte de la loi travail, en dépit de tous ses remaniements.
Cette opposition transcende d'ailleurs les clivages générationnels et sociaux, en dépit de toutes les tentatives visant à diviser le monde du travail en clans rivaux (les « inclus » contre les « exclus », les jeunes précarisés contre leurs aînés « favorisés », etc.). Il faut remonter au CPE pour retrouver une telle unanimité sur une question liée au travail. À l'époque, le mouvement social avait eu raison du projet de loi défendu par le gouvernement Villepin... Certains ressorts de la victoire d'hier (une colère massive et trans générationnelle, des syndicats forte ment mobilisés, etc.) sont réunis aujourd'hui, au moins sur le papier. Mais la mobilisation devra franchir un cap supplémentaire pour l'emporter à nouveau

INTERMITTENTS DU SPECTACLE, UN ACCORD HISTORIQUE

« Avec la FESAC (Fédération des employeurs du spectacle vivant), nous sommes parvenus le 27 avril à un accord assez positif et historique », estime Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT spectacle. Le compromis trouvé vise à récupérer des droits dont les intermittents avaient été peu à peu privés (entre 2003 et 2014 principalement). Le MEDEF lutte depuis longtemps pour en finir avec les annexes 8 et 10 du régime général d'assurance chômage. Celles-ci concernent les conditions particulières, renégociées tous les deux ans, des artistes et techniciens du spectacle. Les négociations étant rudes entre MEDEF et syndicats, l'État a récemment décidé de mettre en place un processus de négociation directe entre les représentants des employeurs du spectacle (FESAC) et ceux des salariés (CGT, FO, CFDT, CFTC). C'est de cet échange qu'est né l'accord du 27. Il prévoit par exemple de revenir à la règle des 507 heures annuelles travaillées sur 12 mois, et non plus sur 10 comme cela avait été modifié en 2014, pour avoir le droit à une indemnisation. Autres règles négociées, la prise en compte des congés maternité dans la durée travaillée pour les droits au chômage, ou celle des arrêts maladie. Les employeurs ont dû concéder une augmentation de la cotisation patronale de 1 % et la fin des abattements pour frais professionnels.Pour parvenir à négocier cela, des concessions ont dû être faites par les syndicats, notamment sur les indemnisations des plus hauts revenus. Problème : pour que cet accord s'applique au 1er juillet, il faudra avant faire accepter ces règles par le MEDEF et la CFDT. « Nous restons confiants, et s'ils refusent notre accord, nous ferons pression durant la période des festivals qui arrive », prévient Denis Gravouil.

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