lundi 23 mai 2016

Milad Doueihi « L’humanisme numérique vise à repérer ce qui peut être conservé de l’humanisme classique

Milad Doueihi « L’humanisme numérique vise à repérer ce qui peut être conservé de l’humanisme classique »

Entretien réalisé par Laurent Etre
Jeudi, 19 Mai, 2016
Humanité Dimanche

idee.jpg

photo : Philippe Matsas
Aborder le numérique comme le lieu de sociabilité qu’il est devenu, éviter de le réduire à sa composante technique (l’informatique), telles sont les préoccupations majeures de l’« humanisme numérique » que promeut Milad Doueihi depuis plusieurs années.  Entretien.
Invité du séminaire « Médias et émancipation » de la Fondation Gabriel-Péri, le 25 mai prochain (*), l’historien s’attachera plus particulièrement à montrer comment le numérique exacerbe la contradiction entre propriété privée et biens communs, à partir d’une approche qui s’inscrit dans le prolongement du matérialisme historique. L’occasion aussi de remettre les pendules à l’heure concernant la prétendue « dématérialisation » dont la culture numérique serait vectrice.
HD. Vous inscrivez l’« humanisme numérique » dans le prolongement des trois humanismes identifiés par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss : l’humanisme aristocratique de la Renaissance, qui redécouvre les textes de l’Antiquité classique ; l’humanisme exotique de la bourgeoisie, associé à la découverte des cultures orientales ; et l’humanisme démocratique de l’anthropologue, qui comprend que les faits humains forment une totalité, à étudier comme telle. Quelle est alors la découverte de l’humanisme numérique ?
Milad Doueihi. Elle est double. C’est d’abord la découverte du calcul comme puissance sociale, modifiant notre culture et notre héritage des trois premiers humanismes, par le biais de la numérisation. Et c’est, du même coup, la découverte des modifications qui affectent l’humain en tant que tel. Désormais, la quantification touche au corps. Tout ce qui a trait à la physiologie devient mesurable avec souvent, derrière, l’idée de performance. À un niveau plus général, le numérique est le triomphe de l’hybride. Nos valeurs, nos modes de communication, la perception que nous avons de nous-mêmes et des autres, rien n’échappe à cette logique de mesurabilité généralisée. Les identités individuelles et collectives évoluent en permanence, se reformulent selon les contextes… Par ailleurs, la culture numérique a changé notre rapport à la mémoire. On nous fait miroiter des promesses d’archives sans limites, des archives sans oubli.
HD. La notion d’humanisme n’induit-elle pas l’idée d’une essence humaine stable, fixe, là où le numérique valorise au contraire la mobilité, le changement ? Dès lors, est-ce la bonne notion pour appréhender les mutations en cours ?
M. D. Il y a là, effectivement, une difficulté. Nous sommes en manque de concepts pour cerner ces mutations. Afin de désigner ce qu’ils étaient en train de fabriquer, les fondateurs du Web ont dû, eux-mêmes, emprunter un vocabulaire relativement connu, notamment un vocabulaire issu de la culture du livre. Ainsi parle-t-on encore, aujourd’hui, de « page Internet », par exemple. L’un des enjeux principaux de l’humanisme numérique est précisément de repérer ce qu’il est possible de conserver des concepts de l’humanisme classique. Mais c’est la même chose avec d’autres traditions de pensée, comme le matérialisme, sur lequel je travaille en ce moment. Je suis convaincu que le matérialisme numérique représente une nouvelle forme du matérialisme historique de l’époque de Marx. Le numérique reconfigure les rapports sociaux de production dans un sens qui porte à un point inégalé la contradiction entre propriété privée et biens communs. Les théories sur « l’économie de l’immatériel » étaient des leurres. Les réseaux numériques ne vont pas sans les machines informatiques, dont il s’agit de savoir qui en contrôle l’accès et qui en élabore les finalités. Ce qui est vrai, c’est que l’intelligence, les connaissances sont devenues centrales dans la production de valeur économique. Mais il n’y a là aucune « dématérialisation » à proprement parler. À la fin du XIXe siècle, le philosophe américain Charles Sanders Peirce, père de la sémiotique, voyait dans la domination d’une économie de profit un « maître vorace de l’intelligence ». L’intelligence numérique a donné, me semble-t-il, une nouvelle portée à cette idée. De fait, nous sommes constamment incités, par des injonctions plus ou moins directes, à produire des données pour nourrir la machine informatique. Face à cela, il s’agit non pas de renoncer à la technique, mais d’en reprendre le contrôle, en cessant d’abord de l’opposer à la culture.
HD. Les usages dominants de la technique numérique ne font-ils pas peser, néanmoins, quelques menaces sur la culture ?
M. D. Je dirais plutôt que la culture est en train de changer et que nous ne disposons pas encore de tous les concepts nécessaires pour penser ce changement. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des industriels, comme Ford et Mellon, ont créé des fondations culturelles avec une partie de leur fortune. Ils exploitaient la main-d’œuvre et, en même temps, considéraient qu’ils rendaient service au public du point de vue culturel. Aujourd’hui, les grandes firmes numériques peuvent avoir des projets de transformation de la société à une échelle étonnante (certaines entendent, par exemple, prendre à bras-le-corps la santé publique en Afrique). En revanche, contrairement aux industriels d’hier, elles ne financent plus la culture. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elles estiment que ce sont elles qui la fabriquent. Cette situation ébranle tout notre héritage en matière de propriété intellectuelle, de droits d’auteur… Il y a à inventer un nouveau cadre juridique.
HD. Selon vous, le numérique va de pair avec un « retour massif de la narration et du récit comme paradigme de participation et de valorisation ». De quel récit s’agit-il ?
M. D. Je pense par exemple à la place croissante de la narration dans les jeux vidéo. La construction du récit est partie intégrante de l’univers ludique. Il existe aussi, depuis un certain temps, une interface en ligne, « Storify », qui permet à chacun de raconter une « histoire » ou un événement sur un mode participatif, en réutilisant des contenus glanés sur les réseaux sociaux, surtout Twitter.
HD. Le numérique peut stimuler la créativité. Mais, dans le même temps, ne nous rend-il pas prévisible, puisque nos actes en ligne sont constamment objets de calcul pour des algorithmes dont la maîtrise nous échappe ?
M. D. Nous sommes en effet entrés dans un modèle statistique et probabiliste où ce qui compte, c’est la masse, et non l’individu dans sa singularité. Du coup, du point de vue d’un humanisme numérique, cette question de la singularité individuelle devient centrale. Ce qui est intéressant, c’est que l’informatique elle-même nous donne des éléments pour résister à l’uniformisation et éviter de devenir totalement prévisibles. On peut comprendre le fonctionnement des algorithmes et en produire d’autres. Évidemment, tout le monde ne sera pas codeur, mais chacun peut acquérir un minimum de savoir-faire en la matière. Il faut investir le calcul informatique et non le déserter. Car toutes les formes de calcul ne se valent pas, ce qu’avait très bien vu le mathématicien et informaticien Alan Turing (1912-1954) dans ses réflexions sur l’intelligence artificielle. Il montrait que la machine, comme l’enfant, apprend de son milieu social et culturel. C’est-à-dire que le calcul stratégique coexiste toujours avec ce qu’on peut appeler un calcul social, permettant l’expression de la pluralité constitutive de l’humain.
(*) Le 25 mai 2016, à 18 h 30, à l’espace Niemeyer (Paris, 19e). Rens. et inscriptions : www.gabrielperi.fr.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire